Sous la pression de la juge, la compagne d'Assange révèle son identité et celle de leurs enfants
La vie d'Assange ressemble à un film d'espionnage. Et si un élément manquait pour compléter l'intrigue, le voici : après cinq ans de secret absolu, une avocate du lanceur d'alerte révèle être sa compagne et avoir eu deux enfants de lui.
C'était un secret bien gardé. Pour rester à l'abri des regards et des tractations politiques, le fondateur de WikiLeaks Julian Assange et sa compagne avaient fait le nécessaire pour protéger hermétiquement leur intimité et l'existence même de leur relation et celle de leurs enfants. L'identité de la femme et de leur progéniture était donc demeurée secrète jusqu'au 11 avril, date à laquelle, contrainte par les événements, Stella Morris a décidé de se dévoiler au grand jour.
Dans une vidéo publiée à la fois sur le Daily Mail et le compte YouTube du comité de soutien du lanceur d'alerte, elle raconte leur relation alors qu'elle était déjà membre de son équipe juridique en 2011, comment ils sont tombés amoureux en 2015, et comment ils ont conçu leurs enfants à l'intérieur de l'ambassade d'Equateur à Londres, où Julian Assange a vécu en exil de juin 2012 au 11 avril 2019, date à laquelle il a été arrêté et placé en détention provisoire à la prison de haute sécurité de Belmarsh.
La juge […] Vanessa Baraitser a menacé de révéler le nom de la fiancée de mon fils et de leurs deux enfants la semaine prochaine. Il n'y avait pas de bonne raison à cela, sinon de continuer à intimider Julian pour essayer de le briser. Alors, Stella a été obligée de parler en premier
La juge Baraitser voulait révéler son identité
Cette révélation intervient quatre jours après que la juge britannique Vanessa Baraitser a émis l'hypothèse de lever la restriction sur la divulgation publique de l'identité de la compagne d'Assange, avant de reporter cette révélation d'une semaine suite aux vives protestations des avocats de la défense. Une éventualité dénoncée par Christine Assange, la mère du lanceur d'alerte, comme s'apparentant à une «menace». «La juge […] Vanessa Baraitser a menacé de révéler le nom de la fiancée de mon fils et de leurs deux enfants la semaine prochaine. Il n'y avait pas de bonne raison à cela, sinon de continuer à intimider Julian pour essayer de le briser. Alors, Stella a été obligée de parler en premier», a écrit Christine Assange sur son compte Twitter.
Reminder
— Christine Assange (@MrsC_Assange) April 11, 2020
Julians brave fiance Stella was forced to break the safety of her anonymity,
because last week, Vanessa Baraister, the UK magistrate hearing the Assange US Extradition,
threatened she would reveal hers & their 2 small childrens names next week https://t.co/GkxZAhmCHF
Dans ces révélations, le public apprend que Julian Assange a secrètement eu deux fils alors qu'il se trouvait réfugié à l'ambassade d'Equateur à Londres, où il bénéficiait de l'asile politique. Gabriel, âgé de deux ans, et son frère d'un an Max, ont donc été conçus pendant que leur père se cachait dans la représentation diplomatique pour éviter l'extradition vers les Etats-Unis, où il est poursuivi.
«Un acte de rébellion»
Stella Morris fait partie des avocats du lanceur d'alerte. A l'époque où elle l'a rencontré, il était recherché par la Suède pour une accusation de viol. Ces poursuites sont aujourd'hui abandonnées. Sud-africaine âgée de 37 ans, Stella Morris parle couramment le suédois et l'espagnol, des compétences cruciales pour le lanceur d'alerte. À l'époque, elle participait donc activement à sa défense et se rendait tous les jours à l'ambassade pour travailler avec lui. Elle raconte que leur relation intime a commencé en 2015 et qu'ils sont fiancés depuis 2017.
Julian m'a farouchement protégée et a fait de son mieux pour me préserver des cauchemars de sa vie
Malgré la surveillance permanente des autorités britanniques, voire de la CIA, le couple a réussi à garder secrètes leur relation et la naissance de leurs enfants. Julian Assange aurait même pu assister à la naissance de ses deux enfants dans des hôpitaux de Londres via une liaison vidéo en direct. Les deux garçons, citoyens britanniques, ont rendu visite à leur père à l'ambassade et en prison.
«Au cours des cinq dernières années, j'ai découvert que l'amour rend les circonstances les plus intolérables supportables», confie Stella Morris tout en assurant que «Julian [l]'a farouchement protégée et a fait de son mieux pour [la] préserver des cauchemars de sa vie». Elle explique à cet égard avoir vécu tranquillement jusque-là, élevant ses enfants et aspirant au jour où ils pourraient être réunis.
Dans les guerres, les gens peuvent tomber amoureux malgré tout. Être amoureux, se fiancer, avoir des enfants pendant qu'il était à l'ambassade, c'était un acte de rébellion
Le couple aurait même envisagé de se marier à l'intérieur de l'ambassade. «Nous voulions une famille […] Nous en avons parlé à plusieurs reprises, puis Julian m'a dit : "les gens prennent des décisions difficiles dans des situations difficiles et nous réussirons"», raconte Stella Morris. «C'était comme être dans une zone de guerre. Dans les guerres, les gens peuvent tomber amoureux malgré tout. Être amoureux, se fiancer, avoir des enfants pendant qu'il était à l'ambassade, c'était un acte de rébellion», explique-t-elle.
Un espion aurait voulu accéder à une couche-culotte de l'enfant pour obtenir son ADN
Dans son récit vidéo, Stella Morris raconte également comment elle a tout fait pour que les agences de surveillance ne découvrent pas sa grossesse. De même, elle explique qu'une fois leur premier enfant né, pour l'emmener voir son père, elle était accompagnée d'un ami qui entrait toujours avant ou après elle dans l'ambassade en faisant passer l'enfant pour le sien.
Il est difficile d'en parler sans que cela ne sonne comme si c'était un complot fou, mais c'est la réalité du monde de Julian
Stella Morris rapporte à cet égard une anecdote digne d'un film d'espionnage : en janvier 2018, un gardien travaillant pour la société de sécurité espagnole en charge de l'ambassade l'aurait avertie d'un plan visant à voler l'une des couches de Gabriel pour accéder à son ADN. «Par dégoût, il a décidé de me dire ce qu'on lui avait demandé de faire», explique la compagne de Julian Assange. «On lui avait demandé de me suivre et de voler la couche de notre bébé pour qu'ils puissent analyser l'ADN […] J'en ai eu des nausées. Je savais qu'il y avait de l'espionnage, mais cela semblait impitoyable, comme s'il n'y avait pas de limite», confie-t-elle. «Ce n'était pas seulement une invasion de la vie privée de Gabriel ; cela m'a fait penser qu'il n'était pas en sécurité», ajoute la mère. «Il est difficile d'en parler sans que cela ne sonne comme si c'était un complot fou, mais c'est la réalité du monde de Julian», assure-t-elle.
Malgré ses inquiétudes, le couple a décidé d'avoir un second enfant. Mais durant cette grossesse en 2017, un nouveau gouvernement équatorien est arrivé au pouvoir, le nouveau président du pays, Lenin Moreno, devenant assez rapidement hostile à Julian Assange, interdisant les visiteurs dans l'ambassade et restreignant son téléphone et l'accès à internet. Stella Morris n'a pas pu voir son compagnon de novembre 2018 jusqu'à la naissance de Max en février 2019. Arrêté en avril 2019, Julian Assange n'a rencontré son second fils qu'en mai, selon le récit de Stella Morris, lorsque celle-ci a été autorisée à s'introduire dans la prison de Belmarsh avec les deux garçons. Au même moment, rapporte le Daily Mail, les images de la naissance de Max avaient été saisies par les Etats-Unis, ainsi que les documents juridiques de Julian Assange, à l'intérieur de l'ambassade d'Equateur.
Menacé par le coronavirus
Aujourd'hui, Stella Morris et ses enfants ne peuvent plus rendre visite à Julian Assange en prison en raison des mesures prises face à l'épidémie de coronavirus. Sa compagne dit craindre que la santé d'Assange ne soit sérieusement menacée s'il demeure à Belmarsh, où un détenu serait déjà décédé de Covid-19. La juge Baraitser ayant refusé la libération sous caution de Julian Assange, Stella Morris plaide pour que son fiancé soit libéré dans le cadre des plans du gouvernement visant à relâcher des milliers de prisonniers pour endiguer la propagation du virus dans les prisons britanniques. Cependant, les autorités ont fait savoir à l'agence de presse Australian Associated Press (AAP), le 4 avril, que le fondateur de WikiLeaks n'était pas éligible pour bénéficier du plan, car il ne purge pas à proprement parler «une peine de prison», étant en détention préventive.
Stella Morris affirme pourtant que Julian Assange est doublement vulnérable, car il souffre d'une maladie pulmonaire chronique exacerbée par ses années de confinement à l'ambassade, ainsi que de problèmes de santé mentale qui s'aggravent avec l'isolement. «La mauvaise santé physique de Julian le met en danger, comme beaucoup d'autres personnes vulnérables. Et je ne pense pas qu'il survivra à une infection par le coronavirus», s'alarme-t-elle, visiblement très émue. «Mentalement, je ne pense pas non plus qu'il survivra à un isolement forcé», ajoute-t-elle. «Il est actuellement en isolement cellulaire 23 heures et demie par jour, sans accès à nous, à sa famille ou à l'aide psychiatrique dont il a besoin», rapporte Stella Morris.
Acculée par la pression exercée par la juge, Stella Morris a également choisi la date du 11 avril pour révéler son identité, car elle marque l'anniversaire de la première année de détention de Julian Assange à Belmarsh, et qu'elle se dit «terrifiée de ne pas le revoir vivant». «Pendant longtemps, j'ai craint de perdre Julian par suicide s'il n'y avait aucun moyen de mettre fin à son extradition vers les Etats-Unis. Je crains maintenant de le perdre plus tôt, à cause du virus», alerte sa compagne. «Julian n'a pas voix au chapitre pour le moment, mais moi oui», fait-elle enfin valoir pour expliquer sa prise de parole.
Le fondateur de WikiLeaks se trouve actuellement en détention préventive en attendant l'issue de son procès d'extradition vers les Etats-Unis. Si cette demande de Washington devait aboutir, Julian Assange risquerait 175 ans de prison. Il est poursuivi en vertu des lois anti-espionnage de 1917 et pour piratage informatique, pour avoir diffusé à partir de 2010 plus de 700 000 documents classifiés sur les activités militaires et diplomatiques américaines, dont des crimes de guerre, notamment en Irak et en Afghanistan.
Meriem Laribi