L'universitaire John Laughland revient sur les causes de l'échec de la stratégie sécuritaire de l'Europe lorsque la recherche de l’action commune aboutit systématiquement au blocage.
L’argument habituel des partisans français de l’Union européenne consiste à dire que « nous sommes plus forts ensemble ». Seuls, disent-ils, les États-Nations sont incapables d’affronter les grands défis de notre monde : ils se trouvent au contraire devant la nécessité presque existentielle de s’unir avec d’autres pays européens pour faire face aux États-Unis, à la Russie et à la Chine et pour imposer leur point de vue dans le monde.
Comme avec le Covid, cet argument repose sur la peur – la peur de la solitude, la peur de l’impuissance. Il repose aussi sur l’espoir – que demain les choses iront mieux et qu’un grand projet, élaboré ensemble, pourra nous sauver. Comme beaucoup d’arguments en politique, celui-ci fonctionne très bien sur plan émotionnel. Il marche moins bien, par contre, dans la réalité.
L’un des grands partisans de cet argument est Emmanuel Macron. Il le déploie depuis qu’il est élu président de la République, notamment dans son discours à la Sorbonne de 2017 mais plus récemment dans un long entretien fleuve accordé Macron au journal le Grand Continent publié le 16 novembre. Dans cet entretien, il est revenu son thème de prédilection, celui de l’« autonomie stratégique » voir de la « souveraineté » européenne qu’il entend réaliser.
Hélas, l’UE vient de nous fournir un cas d’école qui montre pourquoi ce raisonnement est faux. Elle vient de nous montrer comment, loin d’augmenter les capacités d’action des États, elle les réduit – et, en plus, sur un sujet de très grande actualité et de très grande urgence. Il s’agit du terrorisme, sujet dont on serait en droit de croire qu’il fait unanimité au sein des 27 pays membres et sur lequel, par conséquent, les pays européens tirent tous dans le même sens.
La réalité vient de donner tort à cette vision des choses. Le 13 novembre, les ministres de l’Intérieur des 27 pays-membres de l’UE ont publié un communiqué (disponible seulement en anglais) sur les attentats terroristes récents qui ont eu lieu sur le sol européen. Malgré le sentiment de choc exprimé par les ministres, et les belles envolées sur les valeurs européennes qu’ils entendent défendre, la vérité est que ce texte a été éventré par les partenaires de la France de l’essentiel de son contenu. Le résultat est un texte misérable qui ne fait que répéter les platitudes du politiquement correct que justement la France, et l’Autriche, voulaient dépasser.
Pour comprendre ce mécanisme morne de blocage, il faut saisir l’évolution de la position officielle de la France sur la question du terrorisme. Il y a cinq ans, après les attentats épouvantables du 13 novembre 2015, le président François Hollande avait refusé d’établir un lien entre le terrorisme et l’islam. Dans un discours solennel prononcé aux Invalides, François Hollande avait insisté que l’ennemi était « le fanatisme » et « l’obscurantisme ». Il avait même précisé que le seul lien entre ce fanatisme et l’islam était qu’il aurait « renié le message de son livre sacré ». Autrement dit, le terrorisme trahirait l’islam.
Cinq ans plus tard, le ton a changé. En septembre, après une attaque à la hache à Paris, Gérald Darmanin a déclaré la guerre à « idéologie islamiste » et à « l’islam politique ». Avant cet attentat Emmanuel Macron avait déploré des dizaines de fois en un seul discours le « séparatisme islamiste » et l’ « islam radical ». Au lieu de dire que le terrorisme avait tourné le dos à l’islam, ou l’avait renié, Emmanuel Macron a très clairement situé la racine du problème à l’intérieur de l’islam : « L’islam est une religion qui vit une crise aujourd’hui, partout dans le monde, … qui est gangrené par ces formes radicales, par ces tentations radicales et par une aspiration à un djihad réinventé, qui est la destruction de l’autre. »
Le président Macron a même établi un lien entre terrorisme et migration quand il a annoncé le renforcement les contrôles à l’intérieur de l’espace Schengen. Cela est un aveu que le problème vient tant de l’extérieur que de l’intérieur. Mais il est clair que dans les deux cas, il y a un lien avec l’islam : Emmanuel Macron a fustigé le grand nombre d’écoles « illégales » sur le territoire français « souvent administrées par des extrémistes religieux ». Il va sans dire que le président Macron continue à insister que l’islamisme est une déformation de la religion musulmane, mais il est clair que, après cinq ans de souffrance, la France considère désormais officiellement que le problème vient, au moins en partie, de l’islam et de l’immigration musulmane.
Ayant fait ce pas, la France, tout naturellement, cherche le soutien de ses alliés. Elle se tourne donc vers ses partenaires européens. Mais que se passe-t-il? Ayant reçu une première ébauche d’un communiqué, écrite sous influence française et autrichienne, victime elle aussi d’un attentat islamiste récent, les autres pays membres ont catégoriquement refusé d’accepter toute allusion à l’islam ou à l’immigration. Leur point de vue est celui de la commissaire des affaires intérieures, Ylva Johannson, qui a commémoré le cinquième anniversaire des attentats à Paris en 2015 en affirmant que ni l’islam ni la migration ne sont des menaces pour l’Europe. Les autres pays membres ont donc enlevé du texte de leur communique toute allusion à l’islam ou à l’islamisme; ils ont même enlevé une exigence que les immigrés apprennent la langue de leur pays d’accueil ou qu’ils y trouvent un emploi.
La volonté française de bien définir l’ennemi pour mieux le combattre se trouve donc dissoute dans un magma de vœux pieux sur la tolérance et l’intégration, des platitudes dont la France se rend compte maintenant, avec retard, qu’elles ne servent à rien. Dans ces conditions, la volonté de travailler ensemble réduit les capacités d’action des États à néant; elle privilégie au contraire l’immobilisme et la stagnation.
Hélas, cela est loin d’être un cas particulier. Bien au contraire, l’action commune n’est pas un multiplicateur mais, au contraire, aboutit presque toujours au plus petit dénominateur en commun. Elle ne peut renforcer l’action des États que s’ils ont tous la même vision des choses, ce qui est rarement le cas. La solution ? Mettre à la place de la structure rigide actuelle une structure qui permettrait la coopération ponctuelle à géométrie variable, et même à certains États de se soustraire à l’action commune. Mais cela reviendrait à rompre avec le principe fondamental de la construction européenne, celle de l’« union toujours plus étroite ». C’est donc l’essence même de la construction européenne qui rend impossible la vraie défense de l’Europe.
John Laughland