Comme souvent, plusieurs signaux épars finissent par se rejoindre pour livrer un constat sans appel : le leadership scientifico-militaire des États-Unis est sur une pente plus que descendante. Avec lui, c’est tout l’empire américain qui vacille, analyse Alexandre Regnaud.
Au départ, une nouvelle plutôt saugrenue : le Pentagone qui réagit officiellement au dernier film de la réalisatrice oscarisée Kathryn Bigelow, « A House of Dynamite », distribué sur Netflix, pour en démentir le propos.
Le passage qui fait réagir l’état-major de l’armée américaine sert précisément de prétexte au film. Alors qu’un missile nucléaire se dirige vers les États-Unis, les intercepteurs de la défense aérienne et autre « dôme doré » antimissiles sont incapables de l’arrêter. Et cette phrase de l’acteur interprétant le secrétaire à la Défense : « Alors, c’est un […] pile ou face ? C’est ça que nous obtenons avec 50 milliards de dollars ? »
La réaction a été très officielle, puisque le 16 octobre, l’agence du Pentagone responsable du système d’intercepteurs sol-air en Alaska et en Californie a publié un mémorandum pour démentir le scénario du film. En résumé, ce scénario est faux, notamment parce qu’il « est basé sur des prototypes antérieurs et que les intercepteurs actuels ont affiché un taux de précision de 100 % lors des essais menés depuis plus de dix ans » (sic).
Il est vrai qu’Hollywood est plus habitué à faire la propagande de l’impérialisme américain, et à servir directement de clip de recrutement pour les différentes branches de l’armée des États-Unis, qu’à mettre sur la table les faiblesses du système. Mais ce n’est cependant pas la première fois. On se souvient par exemple de l’excellent « Green Zone », dénonçant la supercherie des armes de destruction massive en Irak. Ici, la réaction est démesurée.
C’est qu’une corde sensible a été touchée. Et Trump vient le confirmer, avec son style tonitruant habituel, en réclamant la reprise des essais nucléaires immédiatement : « Nous avons arrêté il y a de nombreuses années, mais puisque d'autres font des essais, je pense qu'il est approprié de le faire aussi ». Déclaration factuellement fausse, puisqu’à l’exception (discutée) de la Corée du Nord, personne n’a fait d’essai nucléaire depuis plusieurs décennies, en 1992 pour les États-Unis.
Trump réagit en fait ici de manière épidermique aux annonces de la Russie concernant le Poséidon et le Bourévestnik, et, ce faisant, confond un peu tout. D’abord parce que ces deux engins ne sont pas des armes nucléaires à proprement parler, mais des vecteurs (ici une torpille et un missile), c’est-à-dire des moyens de transport d’une charge potentiellement nucléaire. Par contre, ils sont tous les deux à propulsion nucléaire, c’est-à-dire qu’ils utilisent cette énergie comme combustible pour se déplacer — une véritable révolution scientifique et technique. Et c’est justement là que le bât blesse, et que l’on comprend la surréaction à la fois de Trump à leur existence et du Pentagone à un simple film.
D’un point de vue strictement militaire, ces systèmes en font des vecteurs théoriquement inarrêtables — comme le sont déjà quasiment l’Avangard russe et les autres vecteurs hypersoniques. Par ailleurs, même sur des vecteurs classiques, la défense américaine, récemment employée par les Israéliens, a montré d’énormes failles. Alors que l’Occident joue en permanence l’escalade, on comprend mieux la panique face à la prise de conscience possible de cette faiblesse béante, ne serait-ce qu’à la simple vision d’une fiction à la télévision par un grand public habituellement consciencieusement désinformé.
Mais surtout, d’un point de vue géopolitique, parce que cela illustre le retard technologique considérable pris par le secteur militaro-industriel américain.
C’est précisément cette domination technologique qui a longtemps permis aux Américains de maîtriser les champs de bataille d’Afghanistan et d’Irak, et de menacer la planète entière d’interventions intempestives.
Mais aujourd’hui, ils accusent un retard dans tous les domaines. Si l’on se limite à notre sujet, leur programme de vecteurs hypersoniques, par exemple, est à la traîne. Le plus avancé, le « Dark Eagle », n’est prévu pour un déploiement que vers la fin de cette année, tandis que les programmes russes et chinois sont déjà opérationnels depuis longtemps.
Quant à la miniaturisation de la technologie nucléaire qui rend possible le Poséidon et le Bourévestnik russes, c’est un vieux serpent de mer américain. Ce qui en serait le plus proche aujourd’hui serait un programme de création de mini-réacteur pour alimenter les bases militaires en énergie, le projet Janus. Mais il n’en est qu’au stade de projet, tandis que les perspectives de réutilisation de la technologie russe sur une potentielle base lunaire sont déjà à l’œuvre.
Et si, en dehors des technologies de pointe, on veut prendre la mesure du retard technologique des États-Unis, il suffit de rire à l’anecdote du chasseur F-35 flambant neuf acheté par la Belgique, et qui n’a pas pu rejoindre sa base parce qu’il était déjà en panne ! Pourquoi ce retard alors que les États-Unis se vantent d’attirer les meilleurs cerveaux de la planète ? Principalement à cause des coûts !
Cela nous renvoie à la citation du film avec laquelle je commençais cette réflexion : « C’est ça que nous obtenons avec 50 milliards de dollars ». En vérité, un chiffre largement sous-estimé, puisque ce sont autour de 250 milliards de dollars qui ont été dépensés depuis les années 80 dans ce but, et que le programme de « Dôme doré » actuel est estimé entre 175 (Trump) et 831 (Congrès) milliards de dollars. En comparaison, le budget militaire (incluant donc la recherche) russe est 8,5 fois inférieur au budget total américain.
Pourquoi ces coûts insoutenables ? À cause des partenariats multiples avec le privé, de la sur-judiciarisation et des cabinets d’avocats hors de prix (plusieurs milliers de dollars de l’heure), de la multiplication des intermédiaires, etc. En bref, un système structurellement dysfonctionnel, où chacun veut sa part du gâteau.
Un gâteau qui était illimité tant qu’on pouvait multiplier l’argent (et la dette) parce que le dollar régnait en maître sur la planète, appuyé justement sur la puissance militaire des États-Unis. Mais à force de se goinfrer, on devient obèse, et on perd en performance. C’est toute l’histoire qui se déroule précisément sous nos yeux.
La perte de leadership militaire, due en partie au retard technologique accumulé, entraîne un recul du dollar, qui ne permet donc plus de financer le rattrapage du retard. C’est le cercle du déclin dans lequel s’est enfermée elle-même l’Amérique. Il n’en est qu’à son début, mais il est inéluctable.
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