L’affaire du SU-24 russe abattu par la Turquie semble avoir été décidée en réaction aux frappes russes, pour freiner le rapprochement entre la Russie et l’Occident au sein de la coalition anti-Daesh, selon le spécialiste de la Turquie Jean Marcou.
RT France : Le président Erdogan a aujourd’hui déclaré que Bachar el-Assad serait à l’origine du financement de Daesh. En même temps, le pétrole vendu par l’Etat islamique transitant par le port de Jihan en Turquie constitue selon certains experts la première source du financement du Daesh. La Turquie serait-elle un complice de Daesh ?
Jean Marcou : Effectivement, depuis le début, la Turquie a, elle aussi, laissé se développer Daesh. Dans tous les cas elle a joué, pour des raisons stratégiques, la carte du soutien de tous les adversaires de Bachar el-Assad, entre autres les djihadistes et Daesh, et notamment, de multiples façons, en n’étant pas très regardante sur les passages de migrations combattantes, des djihadistes, et à l’inverse, en n’étant pas très regardante sur l’activité djihadiste sur son propre sol. C’est vrai que cela a changé depuis quelques semaines, notamment depuis les attentats que Daesh a commis en Turquie, en particulier à Ankara le 10 octobre, parce qu’on observe que la police turque a arrêté et a démantelé pas mal des filières djihadistes. Mais, pour ce qui est du pétrole effectivement, c’est beaucoup plus difficile à contrôler. Et de ce point de vue-là, le système d’exportation du pétrole par contrebande dans la région est extrêmement développé, parce qu’il a concerné non seulement la Syrie mais également d’autres pays, et dans ces conditions, effectivement, il y a une circulation du pétrole qui est assez facile et des acteurs pétroliers qui sont prêts à acheter le pétrole d’où qu’il vienne. De ce point de vue-là, c’est vrai que la Turquie n’a pas été très regardante jusqu’à présent pour démanteler le pétrole de Daesh. Le défi est de stopper les camions à la base et pas tellement de contrôler le pétrole une fois arrivé, une fois qu’il est vendu.
RT France : Le président turc a dit qu’il disposait d’un partenariat stratégique avec la Russie malgré l’incident avec l’avion russe abattu le 24 novembre. Est-ce bien cohérent ?
Jean Marcou : Cela peut surprendre, mais je pense que cela montre qu’en réalité, cette affaire d’avion, a été manifestement décidée par la Turquie. Car il y avait peut-être une violation d’espace aérien, mais en réalité ce genre de violation se produit très souvent dans les ciels internationaux et il est rare qu’on abatte un avion, en tout cas, qu’on prenne des mesures aussi extrêmes, en cas de violation de l’espace aérien.
Donc, de toute évidence, cela était décidé par la Turquie, mais je pense que pour la Turquie cette décision avait deux dimensions. D’une part, c’était de réagir à la situation des derniers jours où il y a eu des bombardements russes sur des villages turkmènes que la Turquie soutient, et l’ambassadeur russe à Ankara avait été convoqué par la Turquie pour cette raison. Donc, il y avait cette espèce d’ambiance locale qui existait. Ensuite, la Turquie visait beaucoup plus à gêner le rapprochement qui se dessinait entre les Russes et les Occidentaux en Syrie. Mais en même temps, la Turquie n’a pas non plus envie de faire la guerre à la Russie en Syrie. C’est comme cela qu’il faut lire cette contradiction.
RT France : Pourquoi empêcher cette alliance ?
Jean Marcou : Pour deux raisons. Elle redoute que les frappes russes orientées vers Daesh le soient aussi vers le reste de l’opposition syrienne, c’est une première chose. Et plus généralement, je pense que les actions de la Turquie en Syrie doivent se lire à travers de ses intérêts stratégies. C’est-à-dire qu’elle a peur d’une remise en cause des équilibres actuels en Syrie, notamment, parce que cela pourrait favoriser les Kurdes. C’est vrai que jusqu’à présent, quand on regarde une partie des actions de la Turquie en Syrie, une grande partie de ces actions ont été guidées par ce fait, empêcher la montée en force des Kurdes syriens. Ce que la Turquie souhaite, c’est qu’il y ait une concentration des frappes sur Daesh mais pas sur toute l’opposition syrienne et ensuite, une certaine inquiétude quant à la remise en cause des équilibres existants à l’heure actuelle en Syrie.
RT France : M. Hollande est en ce moment en Russie en consultation avec M. Poutine concernant la création de la coalition anti-Daesh. Pensez-vous que la Russie et la Turquie peuvent coexister au sein de cette alliance anti-Daesh après la survenue de cet incident ?
Jean Marcou : S’il y a une véritable volonté de part et d’autre, je dirais oui, puisque le ministre des Affaires étrangères russe lui-même n’a pas exclu la Turquie du projet d’état-major qu’il a proposé. C’était peut-autre aussi une façon de mettre la Turquie, comme on dit, au pied de mur. Mais, la question qu’on peut se poser c’est de savoir si tous les Occidentaux sont effectivement aussi favorables à cette convergence. Pour la France, c’est effectivement clair, puisque c’est une idée qui a été développée par François Hollande dans son discours de Versailles. Une idée qui a été suivie de faits, par des rapprochements notamment maritimes en Méditerranée-Orientale, mais on peut se demander si l’ensemble des pays de l’OTAN et si les Etats-Unis sont aussi favorables que la France à se rapprocher.
RT France : Pourquoi ?
Jean Marcou : C’est possible, mais je n’ai pas encore suffisamment d’informations pour vous répondre. Simplement, j’ai été surpris hier que finalement les Etats-Unis et l’OTAN ne soient pas plus critiques sur l’affaire de l’avion. Or, ce que j’ai observé c’est que finalement l’OTAN et les Etats-Unis ont simplement dit que la Turquie avait le droit de défendre son espace aérien et qu’il fallait que la Turquie et la Russie fassent décroître les tensions.
Certes, l’OTAN a été plus en faveur d’une convergence, puisqu’il a dit que l’ennemi commun était Daesh. Mais, les Etats-Unis étaient finalement assez laconiques. Donc, c’est pour cela que je me pose cette question, mais il faudra que cela soit confirmé. Cependant, on peut penser qu’effectivement certains pays de l’OTAN sont assez prudents vis-à-vis d’un rapprochement avec la Russie en Syrie, ne serait-ce que parce qu’il y a des zones de contentieux entre ces pays et la Russie en Europe.
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