Règlements de comptes à Marseille : vide républicain et lente mutation clanique des trafiquants
Alors que les meurtres mafieux se multiplient depuis plusieurs mois dans les arrondissements difficiles de Marseille, un policier en exercice et un ancien des stups et de la police judiciaire phocéenne livrent leur analyse à RT France.
Une nouvelle éruption de violence a fait trois morts à Marseille (Bouches-du-Rhône) dans la nuit du 22 août et, à la manière d'un électrochoc, a ravivé l'intérêt médiatique pour les homicides survenus en série dans la quarantaine de quartiers sensibles de cette agglomération depuis le début de l'année 2021 (15 morts depuis janvier dont 12 au cours de l'été).
Et pour cause, le mode opératoire dit du «barbecue» (une victime aurait été brûlée vive dans son véhicule, le 22 août) et la jeunesse de certaines victimes (un mineur de 14 ans est mort le 19 août) n'ont pas manqué de frapper les forts esprits des plateaux télévisuels, s'alarmant soudain de ce qui a été jugé comme un débordement outrancier de violence.
La prison des Baumettes est pleine, les voyous le savent très bien
A tel point que le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal a promis le 24 août sur le plateau de Jean-Jacques Bourdin (BFM TV et RMC) que le président Macron se rendrait à Marseille prochainement, sans préciser de date, même si la fin du mois d'août est évoquée : «Oui, un déplacement est prévu à Marseille. S'il se déplace à Marseille, le président de la République, ce n'est pas pour rien, c'est même pour parler de beaucoup de sujets parce que Marseille, évidemment, a besoin qu’on travaille sur beaucoup de sujets». Et de jurer aux téléspectateurs qu'à Marseille «on [l'Etat] met les moyens pour pilonner les trafiquants.»
Malgré les trois meurtres du 22 août, la situation n'est pas nouvelle même si les réseaux ont évolué. D'aucuns se demanderont donc pourquoi le gouvernement décide d'agir seulement maintenant alors que les homicides s'enchaînent dans la ville avec une régularité de métronome depuis des années ?
Des très jeunes victimes : un phénomène qui n'est pas nouveau, mais les origines claniques changent
Contacté par RT France, un gradé de la police marseillaise rappelle qu'en 2009 déjà, un vendeur de 14 ans avait déjà été «rafalé sur sa chaise en plastique, au pied de l'immeuble» dans le XIIIe arrondissement par une bande adverse, sans que cela n'émeuve particulièrement les plateaux télévisés et le domaine politique.
Et d'analyser : «Les règlements de comptes à Marseille, c'est une tradition historique qu'on peut constater au moins jusqu'aux années 2000. Mais auparavant dans les années 1980 par exemple, les parrains corses se tuaient entre eux et cela dérangeait moins la vie de la cité. Depuis environ 2006, avec l'assassinat de Farid Berrahma [dit "le rôtisseur" parce qu'il faisait brûler ses victimes dans leurs voitures], on voit l'origine des victimes changer, ça a été un tournant.»
Le fonctionnaire expert du trafic de stupéfiant et du grand banditisme explique que les milieux corses pilotent toujours cette économie parallèle depuis l'étranger, notamment depuis des pays d'Afrique subsaharienne, l'Espagne ou la Corse : «Les gros boss, on ne les voit jamais.»
Auparavant, les parrains corses se tuaient entre eux. Depuis environ 2006, on voit l'origine des victimes changer
Cependant, le policier avance également que les jeunes Corses ne semblent pas décidé à reprendre le «business» et le laissent donc, depuis plusieurs années, aux «hommes de main» et aux lieutenants du milieu : «les Maghrébins». Et d'assurer : «Ce sont les futurs parrains.»
Les clans se transforment donc petit à petit par un effet de glissement d'alliances et ce que la préfète de police des Bouches-du-Rhône ainsi que le procureur de la République s'accordent à nommer une «recomposition du milieu».
En conférence de presse, Dominique Laurens, le procureur, a également évoqué une «lutte de pouvoir» entre les trafiquants, mais la préfète de police Frédérique Camilleri, prévient auprès de l'AFP le 25 août qu'il ne s'agit pas pour autant d'un «émiettement, où chaque cité va essayer d'être indépendante». Elle explique aussi que le très jeune âge des victimes tient au fait que ce sont des «charbonneurs» (vendeurs) et des guetteurs qui sont visés par ces tirs lors de tentatives de prises de territoires. Elle souligne également que la course à l'armement entre les clans ne cesse d'augmenter : «Cette tendance à l'armement est la conséquence de la manne financière que représentent ces trafics de stupéfiants et des convoitises qu'ils suscitent. La spécificité marseillaise, c'est que des réseaux plus modestes vont aussi s'armer pour tenter de préserver leurs points de deal.»
Vaut-il mieux légaliser le cannabis ?
Que faire face au fléau ? Le gouvernement piétine, malgré la volonté affichée de Gérald Darmanin de contrer le trafic de stupéfiants dès son arrivée à Beauvau en 2020. De son côté, la préfète de police assure à l'AFP que les deux compagnies de CRS tournent constamment dans les quartiers sensibles avec quatre à six opérations anti-stup par jour.
Le policier anonyme contacté par RT France, lui, est radical : «Contre la résine de cannabis, nous ne pourrons rien faire, c'est peine perdue parce qu'il y a une multiplication des auteurs et aucune réponse pénale. La prison des Baumettes est pleine, les voyous le savent très bien, ils ne risquent rien. La seule solution pour moi, c'est de légaliser le cannabis. Et il faut casser cette idée que les banlieues vivent sur le cannabis, c'est faux : ça ne fait pas vivre 1% des gens qui vivent dans ces cités. La presque totalité des riverains subissent le trafic sans en vivre. Le problème, c'est que le petit de cité qui fait le guetteur, s'il veut monter dans la hiérarchie à un moment, il va falloir qu'il tue, puis il va devenir une cible lui-même. Mais tout cela, ça ne profite qu'aux gros boss en fin de compte. Alors moi, je suis partisan de la libéralisation de la vente de cette drogue, pour casser les prix et mettre fin à cette économie souterraine qui plombe notre démocratie. Cet argent, il vaut mieux qu'il revienne par des taxes pour permettre de rénover les structures publiques par exemple.»
Marseille paie-t-elle les années Sarkozy ?
Contacté par RT France, l'ancien commandant de police, Jean-Pierre Colombiès, qui a grandi dans les quartiers nord de Marseille, avant d'y travailler à la brigade des stups et à la PJ, résume pour sa part : «La nature a horreur du vide». Il entend par-là dénoncer le manque de présence des pouvoirs publics dans certains secteurs de la ville : «On ferme des commissariats de quartiers dans des arrondissements comme le XIIIe qui sont extrêmement touchés par le trafic pour mutualiser dans des grandes structures. C'est une erreur qui conduit à encore moins de contacts entre la police et la population.»
Ce ne sont pas les flics qui ont abandonné ces secteurs, c'est l'Etat
Et le porte-parole de l'association de policiers en colère UPNI de critiquer la police voulue par l'ancien président et ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy : «A l'époque, on entendait les baqueux [policiers de la BAC] dire qu'ils partaient "à la chasse". C'est le modèle qu'a voulu Sarkozy pour faire du chiffre, une véritable obsession qui a totalement dévoyé le métier, notamment chez les commissaires qui ne s'intéressaient plus qu'à leurs primes de rendement dans certains cas. Et nous, en judiciaire, nous étions mis sous le boisseau des BAC qui nous amenaient des affaires parfois bancales qu'il fallait faire tenir debout judiciairement afin de produire des chiffres d'élucidations favorables... En revanche, il n'était plus du tout question de qualité procédurale à ce stade ou de service public rendu au citoyen.»
Et de déplorer : «La PJ est devenue la caisse enregistreuse d'une police de voie publique agressive en quelque sorte... On voit le résultat de cette philosophie administrative aujourd'hui. On a corrompu le système.»
Tout comme son ancien collègue de Marseille, Jean Pierre Colombiès déplore le manque de «réponse pénale» : «Les très jeunes caïds ont un parcours délinquentiel déjà chargé puisqu'ils ne sont absolument pas impressionnés par la réponse pénale. Mais ce n'est pas normal d'avoir des gamins de 14 à 16 ans avec un STIC [Système de traitement des infractions constatées] de trois ou quatre pages. Non seulement ils ne connaissent pas la prison, mais en plus, s'ils vont au trou, c'est considéré comme une promotion sociale dans leur milieu. De toute façon, il n'y a pas plus de peur de du gendarme que de place en prison ! On assiste à un phénomène multifactoriel aggravé par la représentation nationale avec des ministres mis en examen et une politique sans épaisseur... D'un gouvernement à l'autre de toute façon, une certaine gauche décomplexe les caïds et la droite déstructure le service public. Ce ne sont pas les flics qui ont abandonné ces secteurs, c'est l'Etat.»
Antoine Boitel