Les lois contre les fake news vous laissent sceptique ? Des experts peuvent vous aider (ou pas)
Anticipant les critiques et les réserves, le rapport publié le 4 mars fournit des éléments de réponse tout prêts pour contrer les arguments à l'encontre des lois visant à contrôler l'information. Serez-vous convaincu par leurs arguments ?
«La méfiance de l’opinion vis-à-vis de l’establishment pourrait inciter de nombreux internautes à aller chercher leur information partout sauf via les médias classés fiables» : tel est le genre d'argument que vous pourriez objecter aux lois contre la désinformation, selon les auteurs du rapport «Les manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties», publié le 4 septembre.
Afin de justifier le projet de loi contre la manipulation de l'information bloqué au Sénat, l'exécutif français déploie des trésors de rhétorique depuis l'annonce en janvier 2018 par Emmanuel Macron d'un dispositif législatif visant à lutter contre les «fake news». Dans le rapport rendu public le 4 septembre et présenté à la ministre des Armées Florence Parly, les ressources de deux centres de recherche ministériels ont été mises à contribution.
Le résultat : pas moins de 214 pages d'argumentation complexe, et une partie (page 192 et suivantes) qui propose des éléments de langage et contre-arguments pour qui aurait besoin de répondre aux interrogations de tel ou tel esprit critique. Sans doute conscients que le rapport est susceptible de soulever des interrogations, les auteurs concluent celui-ci par quelques objections que pourrait faire un lecteur attentif du texte... tout en tentant d'y répondre.
«Vous accusez Moscou d’être à l’origine de tous les maux de l’Occident»
Réfutation proposée par le rapport : «Ceux qui sont derrière les campagnes de désinformation, et qui sont souvent facilement identifiables, ne sont pas la cause des maux de nos sociétés, ils n’en sont que les amplificateurs. Il s’agit d’une stratégie délibérée d’identification des failles propres à chaque société.»
On se demande alors pourquoi le document de 214 pages est presque entièrement consacré à la Russie ou aux médias russes... On apprendra également, avec soulagement, au détour de ce document que RT France ne saurait être considéré comme la «cause de tous les maux».
Les journalistes français travaillant pour RT n'auraient-ils donc pas le droit d'écrire sur les problèmes de leur propre pays ? Leur faudrait-il ne parler que des trains qui arrivent à l'heure et laisser les sujets plus sensibles, comme l'ingérence de la France en Syrie, à des médias ayant l'assentiment des autorités ?
Autre question naïve : la France a-t-elle vraiment besoin d'un «amplificateur» russe pour approfondir ses failles ? Avec ses conclusions fautives sur l'influence d'un «écosystème russe», l'ONG EU DisinfoLab, et son fondateur Nicolas Vanderbiest qui se trouve d'ailleurs cité dans le rapport du 4 septembre, peuvent se féliciter d'avoir soufflé sur les braises et d'avoir entretenu le mythe d'une ingérence russe...
«La fausse équivalence : vous accusez RT et Sputnik de propagande. Or, Al-Jazeera, CNN, la BBC ou encore France 24 font exactement la même chose»
Réfutation proposée par le rapport : «Nous ne parlons pas de propagande mais de manipulations de l’information. Al-Jazeera, CNN, la BBC ou France 24 contribuent certes à l’influence du Qatar, des Etats-Unis, du Royaume-Uni ou de la France, mais ces médias conservent leur indépendance éditoriale et respectent les standards journalistiques professionnels.»
Le rapport affirme en outre, avec une bonne dose de mauvaise foi, que RT et Sputnik recourent à l'«invention de faits et la falsification de documents, de traductions et d’interviews». Le document prend ainsi prétexte d'une erreur technique faite en salle de montage, où un segment d'interview en arabe, existant par ailleurs, avait été malencontreusement omis et remplacé par un autre. Avec pour résultat un sous-titrage fautif. Le CSA avait alors mis en demeure RT France, qui a fait appel de la décision devant le Conseil d'Etat.
Mais qu'en est-il de CNN ou de la BBC ? Le média public britannique dispose pour sa part d'une page Wikipedia entière consacrée aux fausses informations qu'il a diffusées. CNN n'est pas en reste. Outre sa couverture trompeuse de la présidence Trump, la chaîne d'information par câble est notamment accusée d'avoir mis en scène en 2017 une fausse manifestation de musulmans à Londres.
«Cette initiative démontre que vous prenez vos citoyens pour des idiots que ne savent pas "penser correctement"»
Réfutation proposée par le rapport : «Notre démarche ne comporte aucun jugement de valeur : nos citoyens sont entièrement libres de leurs choix et de leurs opinions, nous sommes une société ouverte et plurielle, c’est bien là notre force.»
«Libres» ? Les auteurs préconisent plutôt une liberté surveillée : «Notre devoir est toutefois de protéger nos institutions démocratiques et les intérêts essentiels de la nation des manipulations informationnelles à visées hostiles.»
En définitive, le document ne dit pas autre chose que la ministre de la Culture Françoise Nyssen, qui estimait en mai dernier que la capacité de discernement des Français ne suffisait plus. Plus exactement, syntaxe fautive comprise : «Nous n’avons pas le droit d’attendre. Nous ne pouvons pas prendre le risque de nous habituer, de laisser les fissures se creuser. Ne pas céder à la passivité en se retranchant derrière la complexité de la question. Ne pas céder à la naïveté en comptant sur l’autorégulation des acteurs numériques. Ne pas céder à la démagogie, en renvoyant à la seule capacité de discernement des citoyens.»
Certes, la ministre ne serait jamais allée jusqu'à qualifier les Français «d'idiots»... mais un peu d'éducation aux médias ne leur ferait apparemment pas de mal, d'après l'exécutif.
«Vous n’êtes pas innocents : les nations occidentales, dont la France, n’ont pas hésité à recourir à la propagande d’Etat, notamment dans le contexte colonial»
Réfutation proposée par le rapport : «Comme toutes les démocraties, la France est ouverte à toute discussion sur le passé sur la base de la rigueur scientifique. C’est là le domaine des historiens, qui étudient et continueront d’étudier tous les épisodes de notre histoire.»
La réponse réussira-t-elle à convaincre les sceptiques ? Pas sûr. On notera tout d'abord que la France est d'emblée placée dans le camp du bien. Comment pourrait-il en être autrement, alors que le rapport a été rédigé, pour servir le propos de l'exécutif, par l'Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), dépendant du ministère des Armées et le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), rattaché lui au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Ensuite, les auteurs placent d'autorité le «passé», la «propagande d'Etat» sous la compétence exclusive des historiens.
Faut-il comprendre qu'à l'avenir les journalistes ne pourraient pas se saisir de la guerre d'Algérie ou encore des conditions de l'intervention franco-britannique en Libye en 2011 ? Devront-ils se conformer aux conclusions universitaires et, partant, de celles du ministère de l'Enseignement supérieur, sous peine de relever de la législation sur les fake news ? Et pourquoi ce postulat selon lequel la propagande d'Etat en France n'appartiendrait qu'au passé ? Même Libération ne s'y trompe pas. «C’est ce qui frappe à la lecture du rapport : les manipulations occidentales, même anciennes et documentées, n’y apparaissent pas», souligne ainsi le journal.
En définitive, les auteurs du rapport en conviennent eux-mêmes de fait, la justification de l'ensemble des mesures visant à lutter contre la désinformation souffre de nombreuses faiblesses, cette partie anticipant les critiques en témoigne. Sont-ils toutefois parvenus à dissiper tous les doutes ? A vous de juger.
Alexandre Keller
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