Le sommet européen de ce vendredi ne devrait pas aboutir à un accord, mais les partisans d’une Europe fédérale saluent le «plan de relance» de la Commission, relève Pierre Lévy, rédacteur en chef du mensuel Ruptures.
Ce vendredi se déroule un sommet des vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE. Avec au menu un dossier explosif : le «plan de relance» proposé par la Commission européenne, un plan censé faire face à la dégringolade économique déclenchée par la crise sanitaire.
L’affaire n’a rien d’anodin : Bruxelles propose que 750 milliards soient distribués aux Etats membres, tout particulièrement à ceux du sud. Sur cette somme, 500 milliards seraient des dons non remboursables, et 250 milliards prendraient la forme de prêts. Pour financer un tel paquet, la Commission européenne emprunterait elle-même sur les marchés financiers, au nom des Vingt-sept.
Le remboursement de cet emprunt collectif ne serait pas déterminé par la part que chaque pays recevrait, mais en fonction de sa richesse. Par exemple, tout laisse à penser que la France, deuxième puissance économique et traditionnellement «contributeur net» au budget communautaire, rembourserait à terme bien plus que les sommes qui lui seraient attribuées.
Ce plan massif serait adossé au budget de l’Union européenne, plus précisément au «cadre financier pluriannuel» (CFP) qui doit courir sur la période 2021-2027. Les discussions entre les Vingt-sept pour trouver un accord sur le CFP sont dans l’impasse depuis dix-huit mois : les partisans d’un budget «ambitieux» s’opposent aux pays soucieux de réduire leur contribution qu’ils jugent déjà excessive. Un casse-tête qui est encore compliqué par le départ du Royaume-Uni, qui apportait au pot plus qu’il ne recevait – il faut donc compenser le manque à gagner.
Dans cette optique, Bruxelles propose d’augmenter les «ressources propres» du budget européen, c’est-à-dire celles qui ne relèvent pas du reversement des Etats, mais qui seraient perçues «en direct» par les institutions communautaires.
Le plan bruxellois s’inspire de la proposition franco-allemande lancée le 18 mai dernier. Cette dernière avait été formulée après que Berlin eut fait évoluer sa position traditionnelle. Jusqu’à présent, les dirigeants allemands étaient peu enthousiastes quant à un emprunt commun : pas question de se porter garant pour les pays les plus endettés et jugés indécrotablement dépensiers. Et ils étaient encore moins chauds pour ouvrir le robinet des transferts financiers vers les pays nécessiteux.
Mais le tsunami économique qui déferle sur l’Europe a quelque peu changé la donne. Tous les pays voient certes leur PIB reculer, mais là où certains – l’Allemagne, en particulier – ont les reins assez solides pour emprunter et soutenir massivement leurs grandes entreprises, les plus fragiles – typiquement, l’Italie – n’ont pas cette capacité. En outre, les pays du sud sont justement ceux qui ont été le plus touché par le virus. Et ce sont également ceux pour lesquels le tourisme tient une part déterminante dans l’économie.
Bref, les inégalités au sein de l’UE, déjà criantes, sont en passe de creuser un fossé béant. Officiellement, Berlin met donc en avant la «solidarité» européenne. Mais au-delà de cet habillage marketing, la véritable raison du changement de cap repose sur un constat : si le fossé s’élargit, c’est le marché intérieur et la monnaie unique elle-même qui menacent d’exploser. L’Union européenne, projet conçu depuis six décennies par et pour les oligarchies, pourrait n’y pas survivre. Donc, à danger exceptionnel, mesures exceptionnelles.
Pour autant, les contradictions n’ont pas disparu, loin de là. Si l’Espagne et l’Italie saluent le plan de la Commission, et si le président français s’en attribue à peine discrètement la gloire, plusieurs pays restent vent debout contre cette inflexion qui les contraindrait à payer plus, en particulier les Pays-Bas, la Suède, le Danemark et l’Autriche. Ceux-ci se sentent trahis par l’Allemagne qui était, il y a peu, classée par les médias dans le camp des «radins». Plusieurs pays de l’Est rechignent également à s’embarquer dans un plan «dessiné pour les économies du sud», même si Bruxelles a prévu de soigner particulièrement la Pologne, histoire d’enfoncer un coin avec la Hongrie, la Tchéquie et la Slovaquie.
Bref, tout laisse à penser que ce Conseil européen, qui se tient par visioconférence, ressemblera à une foire d’empoigne, à tout le moins un tour de chauffe : personne ne s’attend à un accord à son issue. En revanche, à Bruxelles, on compte sur un nouveau sommet en juillet, où les dirigeants se retrouveraient, cette fois physiquement, pour conclure. Une échéance qui n’est pas garantie. En revanche, d’ici la fin de l’année, un compromis sera sans doute arraché aux forceps.
Mais derrière cette prévisible bataille de chiffonniers autour de centaines de milliards d’euros, un autre enjeu se profile, qui fait déjà saliver les plus fervents partisans de l’intégration. En effet, font valoir ces derniers, si l’Union européenne se dote d’une capacité d’emprunt commune, et décide de collecter des ressources (impôts et taxes) en son nom propre, cela commence à ressembler à un Trésor commun, jalon vers une véritable Europe fédérale.
Il pourrait ainsi s’agir là, salue la presse pro-UE, du «moment hamiltonien» pour le Vieux continent, par référence à Alexander Hamilton, le premier secrétaire au Trésor américain qui avait, en 1790, communautarisé des dettes entre Etats… et concouru ainsi à la fédéralisation des Etats-Unis. Une aubaine pour les partisans des «Etats-Unis d’Europe» (qui n’ont jamais cessé d’avoir l’Oncle Sam pour modèle).
Dans la réalité, le «saut qualitatif» serait très relatif : l’UE perçoit déjà des ressources propres, et peut déjà emprunter en son nom, certes modestement. Surtout, ce «bond» se ferait à un moment où les peuples n’ont jamais été aussi réticents, voire résistants, à l’intégration. Les dirigeants européens évoquent du reste à mi-voix le redoutable prochain «maillon faible», après le Brexit : l’Italie.
Accélérer le mouvement complètement à rebours des sentiments populaires semble pour le moins irréaliste et vain. A cet égard, Bruxelles devrait prêter attention à une coïncidence de dates : la Commission a présenté son plan le 27 mai, soit quinze ans quasiment jour pour jour après le verdict populaire du 29 mai 2005, lorsque les Français balayèrent le projet de traité constitutionnel, qui devait, lui aussi, constituer une «révolution» communautaire.
Si les dirigeants européens revenaient à la charge et imposaient ainsi une ré-accélération de l’intégration européenne dans la foulée de cet anniversaire, cela pourrait bien ressembler à un bras d’honneur adressé aux peuples.
Une élégance qui, parfois, ne se termine pas au mieux pour ceux qui s’y risquent.
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