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Entrons-nous dans un bas-empire mondial ?

Entrons-nous dans un bas-empire mondial ?© SEBASTIEN BOZON Source: AFP
La violoniste de l'Orchestre symphonique de Mulhouse Jessy Koch joue sur son balcon, le 28 mars 2020. (image d'illustration)
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Du Haut-Empire libéral au Bas-Empire confiné et confinant, l'État avait peu à peu envahi la société romaine. On sait la chute de l'histoire. Est-ce ce chemin que prend notre civilisation ? Analyse par Yves Morel, docteur et écrivain.

La crise mondiale provoquée par la pandémie du coronavirus constitue-t-elle le prélude à un changement de civilisation ? Les bouleversements qu’elle provoque dans tous les aspects de la vie des individus et des peuples donne à le penser.

Pour notre part, nous inclinons à comparer cette mutation, encore à l’état de genèse, à celle qui fit passer la civilisation romaine, durant l’antiquité tardive, du Haut-Empire, florissant, prospère et brillant, au Bas-Empire, marqué par le déclin, la crise du pouvoir, la ruine de l’économie, la décadence culturelle, et l’insécurité permanente, tant celle des personnes que celle de l’empire lui-même, menacé puis miné par les invasions.

Des perspectives peu réjouissantes

La pandémie planétaire que nous connaissons a déjà provoqué des dégâts humains et économiques considérables. Elle a engendré une situation d’exception, dont nous nous doutons qu’elle durera, même si elle décroîtra en intensité.

Nous allons tous, désormais, évoluer masqués dans l’espace public, et nous devrons nous interdire de nous serrer la main, de nous embrasser et de nous rapprocher les uns des autres. Peut-être que les hommes ou les femmes mariés ou vivant en couple, prendront l’habitude de présenter à des tiers ou de disposer, encadrée, dans un coin de leur bureau, une photographie de leur «petite famille» montrant une dame (ou un monsieur) en compagnie de deux ou trois jeunes enfants, tous porteurs de masques. Imaginant cela, nous ne prétendons pas faire de l’humour, au contraire. Les Chinois et autres peuples d’Extrême-Orient en sont déjà pratiquement là.

Le strict enserrement des individus

En raison de la tragique situation d’urgence, nos si précieuse libertés individuelles – tout particulièrement celles de sortir de chez soi, de circuler, de travailler, d’entrer et de sortir à sa guise d’un magasin, de se restaurer et de se distraire hors de son domicile – ont été suspendues, ce qui ne s’était plus produit depuis l’Occupation, et paraissait absolument inconcevable et attentatoire aux libertés fondamentales des citoyens (et on sait que, pour ce motif, certains maires ont été condamnés par des tribunaux administratifs pour avoir durci les conditions du confinement et imposé le port du masque). Or, au sein de l’Empire romain, à partir du milieu du IIIe siècle (et plus encore à la fin), les citoyens ne pouvaient plus (ou seulement très difficilement) quitter leur ville ou leur village en raison de l’affaiblissement continuel de la population et de la main d’œuvre indispensable à une économie qui s’effondrait. Les habitants des villages, tout particulièrement, étaient de plus en plus liés à la glèbe. Et, dans les villages comme dans les villes, fut instaurée graduellement, sous Dioclétien, à partir de 302, puis sous Constantin (à partir de 325) et ses successeurs, l’hérédité de toutes les professions, que ce fût dans l’agriculture, les métiers de l’alimentation, l’artisanat, le commerce, les transports ou l’administration. Le libéralisme du Haut-Empire, caractérisé par la liberté de mouvement et de choix de vie des individus vis-à-vis de l’État, avait vécu.

Un État qui modifie son orientation générale et recouvre sa toute-puissance sur la société et les individus

L’État, naguère grand commis du néolibéralisme mondial sans frontières, régi par la seule loi du marché, s’affranchit de cette dernière et, recouvrant toute son indépendance et sa puissance, oriente son action vers la lutte contre la pandémie, met en œuvre une politique économique on ne peut plus hétérodoxe eu égard au credo européen et libéral, accorde la priorité à la santé sur le PIB et l’équilibre budgétaire, s’efforce de redonner aux hôpitaux des moyens dont il les avait jusqu’ici privés, et envisage une politique de redressement économique on ne peut plus dirigiste. Et il en va de même à l’étranger. Il décide de l’activité économique et de la reprise ou de la cessation du travail et de la production, prend à sa charge le déficit des entreprises et le chômage de leurs salariés, et fixe les conditions de travail de ces derniers. Sous le Bas-Empire romain, l’État, semblablement, dirigeait toute l’activité économique de son peuple, et, par l’intermédiaire de ses gouverneurs, praeses et agents du fisc, contrôlait l’activité de chacun de ses citoyens.

La crise économique et démographique et la menace d’invasions avaient, au IIIe siècle, contraint l’État à une prise en mains de toute la société.

Et, ce faisant, l’État, présentement, ne se heurte à aucune critique féroce et dangereuse pour lui de la part des opposants et des syndicats (ou des citoyens eux-mêmes), dans un pays pourtant enclin à la contestation permanente. Au plan étroitement politique, nous sommes arrivés, en France, à cette situation inattendue, en laquelle un exécutif qui traîne avec lui des casseroles aussi bruyantes que la réforme du Code du Travail, les Gilets jaunes, et la réforme des retraites, conserve toute sa force, est écouté, globalement approuvé et obéi par toute la population, à l’abri du discrédit et des contestations, sans opposition susceptible de l’ébranler. Les Français attendent chaque allocution télévisée de leur président comme un oracle propre à leur dicter leur attitude morale, leur conduite et la marche à suivre, tant dans leur vie personnelle et professionnelle que dans celle de la nation. En France, le phénomène reste sans exemple durant la période contemporaine. La Grande-Bretagne, en revanche, connut l’exemple d’un consensus total et inébranlable durant la seconde Guerre mondiale, autour de Churchill. Mais les Britanniques renvoyèrent le vieux lion dans son foyer dès les élections aux Communes de juillet 1945. Rien n’augure d’une telle destinée pour l’actuel locataire de l’Élysée. En 1945, les Britanniques espéraient un État-providence après l’épreuve de la guerre, et les années de crise et de misère de l’entre-deux-guerres, et ils comptaient sur le Labour pour satisfaire leurs aspirations. A contrario, les Français d’aujourd’hui n’attendent ni n’espèrent plus rien, et ne croient plus en rien ni en personne, et surtout pas en une opposition divisée, sans chefs crédibles ou charismatiques. Dépourvus de solution alternative, et ne cherchant même plus à en découvrir une, écœurés du jeu politique et des partis, méprisant Mélenchon comme Marine Le Pen, ils se raccrochent à Macron comme un naufragé à une planche, et le suivent pour la seule bonne raison qu’il est là, et qu’il semble toujours plus fiable que ses adversaires. Sans même en avoir une claire conscience, ils mettent le pouvoir au-dessus de toute critique sérieuse, et ne réalisent même plus que, théoriquement, ce sont eux qui choisissent ceux qui l’exercent. Le pouvoir retrouve ainsi une sorte de transcendance que lui avaient fait perdre depuis longtemps la Révolution française, les révolutions du XIXe siècle, les mouvements sociaux, les révolutions culturelles et morales et le jeu politique démocratique. Macron devient une manière de roi. Sous le Haut-Empire romain, l’empereur était un princeps créé par la coopération du peuple, du Sénat et de l’armée, et il unissait en lui toutes les magistratures républicaines. Sous le Bas-Empire, il devint, surtout à partir de Dioclétien, un dominus, tenant son pouvoir de l’armée seule (anarchie militaire du IIIe siècle), puis de l’armée et des dieux (Aurélien, Dioclétien), puis, à partir de Constantin, de Dieu lui-même, celui des chrétiens, sans le consentement ou la médiation des hommes et des peuples. Il semble que, sans revenir à cette situation, nous vivions en un temps où le pouvoir devient (ou redevient) une autorité indépendante du choix des hommes, une autorité dont ces derniers reconnaissent d’emblée la supériorité éminente et la légitimité, et qu’ils suivent donc spontanément, sans songer à le contester et à lui imprimer une orientation conforme à leurs attentes personnelles ou catégorielles. Les Français se rassemblent, suivant un instinct grégaire, autour du pouvoir, de leur président, qui s’impose à eux plus qu’il n’émane de leurs suffrages. N’oublions pas que déjà, au second tour de la présidentielle de 2017, qui a vu l’élection de Macron, le taux de participation au scrutin n’a été que de 43% des électeurs inscrits. La démocratie semble ne plus représenter grand-chose pour nos compatriotes. Et on observe le même phénomène à l’étranger.

La redécouverte d’une solidarité communautaire

Un peuple uni autour de son chef, voilà la situation politique actuelle. Une solidarité grégaire sans précédent et surprenante à notre ère néo-libérale marquée par l’individualisme égoïste et hédoniste. Cette solidarité excède le champ politique et se manifeste à tous les niveaux de la société : entre les soignants, leurs patients et tous les autres, entre les entreprises et la société, entre les associations et les Français, entre ces derniers tout simplement.

Sous l’empire de la nécessité, le discours macronien a fondamentalement changé : d’inconditionnellement libéral, mondialiste, moderniste, concurrentiel, anti-social, il est devenu humaniste, mettant en avant les valeurs de dévouement, l’entraide, voire la fraternité, et le rôle de l’État dans cette orientation. Et si l’Union européenne reste un credo, les frontières ont de fait retrouvé toute leur raison d’être. Nous assistons au retour à une vie de type communautaire, ce qui ne manque jamais de se produire dans les périodes de catastrophe, surtout lorsque la catastrophe remet en question le mode de vie et de fonctionnement de toute une civilisation. La crise économique et démographique et la menace d’invasions germaniques et perses avaient, au IIIe siècle, ébranlé les fondements politiques et sociaux de l’Empire romain, fondé sur la liberté et la diversité, et une tutelle administrative légère, et avaient contraint l’État à une prise en mains de toute la société et de l’activité de ses sujets afin d’éviter le jeu des forces centrifuges, et de les orienter dans le combat pour la défense du pays et la sauvegarde de la civilisation romaine. Villes et villages devinrent des communautés enserrant solidement leurs membres, les obligeant et les retenant en eux, et tous subirent la tutelle de l’État, incarné par un souverain tenant son pouvoir de Dieu, à partir de Constantin, ce qui signifiait la fin du monde antique et le début du Moyen Age chrétien, celui des monarchies de droit divin.

Vers un changement de civilisation ?

Le Haut-Empire romain, socialement libéral, qui disparut graduellement au IIIe siècle, ressemblait beaucoup à notre monde néolibéral, qui va sans doute disparaître à son tour. À n’en pas douter, nous sommes au début du processus d’un changement de civilisation. Les hommes du futur connaîtront-ils une sorte de nouveau Moyen Age, caractérisé par une orientation communautaire, une prééminence du politique et du rôle des États sur la soumission aux lois d’un marché planétaire ? Et nous en porterons-nous mieux ? Ces questions, auxquelles il est difficile de répondre aujourd’hui se posent pourtant dès aujourd’hui avec acuité.

Yves Morel

Cet article est publié en partenariat avec Politique Magazine

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