Peut-on relativiser le «sursaut» de participation alors qu’un électeur sur deux a choisi de bouder les urnes de l’UE ? Ainsi que la la «vague verte» quand leur score stagne dans plus de la moitié des pays membres, voire recule ?
Le brouhaha qui caractérise les soirées électorales ne favorise pas vraiment la distance nécessaire à l’analyse objective des résultats. Cela vaut tout particulièrement pour les élections européennes qui se sont déroulées du 23 au 26 mai. Les élections, et non le scrutin, car il faut impérativement garder en tête ce constat : les électeurs ayant fréquenté les bureaux de vote se sont sans conteste déterminés en fonctions des enjeux nationaux et non des questions propres à l’UE. La mise en avant de «grandes tendances» qui seraient communes à toute l’Union européenne est donc, à cet égard, particulièrement sujette à caution.
La «percée» verte (13,4%), inférieure à celle de 2009 (16%) qui fut sans lendemain, est tout de même à relativiser
Les dirigeants politiques, les commentateurs (qui leur sont proches) des soirées télévisées du 26 mai, de même que beaucoup d’éditorialistes des journaux du 27 au matin ont pourtant bien vite oublié ces nécessaires précautions. Trois thèmes sont en particulier revenus en boucle.
Le premier concerne la participation. Incontestablement, celle-ci a notablement progressé par rapport à 2014, passant, globalement, de 42,6% à 50,9% (chiffres non définitifs). Pour autant, ceux qui ont été prompts à célébrer un retour de flamme en faveur de l’Union européenne ont probablement pris leurs désirs pour des réalités. Or, sans même évoquer les Etats dans lesquels le vote est obligatoire, il convient ainsi de noter que dans plusieurs pays, les européennes étaient organisées en même temps que des scrutins locaux ou régionaux, ou bien des référendums nationaux, ce qui a mécaniquement réduit l’abstention. C’était notamment le cas en Espagne, en Grèce, en Irlande et en Roumanie.
En Belgique, c’était même les législatives (et les régionales) qui se déroulaient ce 26 mai, de même que les présidentielles en Lituanie. En outre, pour des raisons diverses, les enjeux nationaux étaient particulièrement brûlants en Autriche (après la révélation d’une vidéo mettant en cause le vice-chancelier FPÖ), en Italie (du fait de la concurrence exacerbée entre les deux partis au pouvoir), en Grèce (où le Premier ministre vient d’annoncer un scrutin anticipé), et au Danemark (où les élections générales sont prévues pour début juin). Sans même parler du Royaume-Uni, où le triomphe du parti de Nigel Farage (34%) découle de la volonté des électeurs souhaitant quitter l’UE de transformer le scrutin en second référendum en faveur du Brexit. Ce qui a confirmé, pour qui en doutait, que celui-ci aura bien lieu, probablement sans accord de divorce.
Si l’on ajoute à cela la campagne médiatique littéralement sans aucun précédent ayant martelé, des semaines durant, que ces européennes 2019 seraient «les plus graves pour l’avenir», et la diversité des propagandistes en faveur de cette idée (associations patronales, entreprises, syndicats, ONG, et même archevêques…), on est conduit à relativiser le «sursaut» de participation : dans ce contexte, qu’un électeur sur deux, en moyenne, ait choisi de bouder les urnes de l’UE, ne saurait raisonnablement être interprété comme une victoire de celle-ci.
Les commentateurs s’échinant à rappeler que l’amour de l’«idée européenne» n’a jamais été aussi fort apparaissent, au mieux, comme des drogués de la méthode Coué
De même qu’il convient de relativiser la deuxième thèse serinée depuis la clôture du scrutin : celui-ci aurait été marqué par une impressionnante «vague verte». Le progrès des formations écologistes est certes notable dans une dizaine de pays sur 28. Cette hausse des scores ayant été particulièrement significative en France et plus encore en Allemagne, les deux pays les plus peuplés, cela fait mécaniquement grimper la moyenne globale, alors que dans plus de la moitié des pays membres, le score vert stagne, voire recule (Suède, Portugal, Autriche…). Dans de nombreux pays, ces formations sont marginales ou n’existent même pas, comme en Italie ou en Pologne, et plus généralement dans la plupart des pays de l’est.
Enfin, la troisième antienne répétée depuis dimanche soir est que les partis «populistes», «nationalistes», «anti-système» ou d’«extrême droite» ont été «contenus». Là encore, l’affirmation semble plus relever de la pensée magique, qui plus est sur le thème «c’est moins mal que si ça avait été pire». Surtout, le problème avec une telle analyse est qu’il est pour le moins artificiel de tirer des conclusions homogènes portant sur des formations aussi hétérogènes, aujourd’hui réparties entre quatre groupes distincts au sein de l’europarlement. Peut-on mettre dans un même sac le Mouvement 5 étoiles italien et les groupes néo-nazis baltes, le parti espagnol nostalgique du franquisme Vox et le Forum néerlandais réclamant la sortie de l’UE des Pays-Bas ?
Ce qui est en revanche certain est que, outre Nigel Farage déjà cité, le vice-premier ministre italien Matteo Salvini (Ligue), et le premier ministre hongrois Viktor Orban apparaissent comme trois grands vainqueurs des européennes à travers leur progression spectaculaire. Quelles que soient leurs arrière-pensées, ceux-ci ne passent pas vraiment pour des forces pro-Bruxelles. Dès lors, les commentateurs s’échinant à rappeler, sondages à l’appui, que, finalement, l’amour de l’«idée européenne» n’a jamais été aussi fort apparaissent, au mieux, comme des drogués de la méthode Coué.
La troisième antienne répétée depuis dimanche soir est que les partis «populistes» ont été «contenus». L’affirmation semble plus relever de la pensée magique
Il n’est pas sûr que les négociations, marchandages et combinaisons qui se dessinent pour recomposer la ou les majorités au sein de l’europarlement soient de nature à rehausser le crédit des institutions communautaires. D’autant que, sauf dans la bulle bruxelloise, tout le monde se fiche éperdument de savoir qui sera le prochain président de la Commission européenne. Et ce, même si le feuilleton en vue de cette désignation s’annonce mouvementé puisque les deux familles politiques historiquement fondatrices de l’intégration européenne – les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates – ont essuyé chacune des pertes importantes, au point de négocier et de devoir former des coalitions, exactement à l’allemande, au sein de l’Assemblée de Strasbourg.
Un peu partout parmi les Vingt-huit, le scrutin aura des conséquences politiques nationales. C’est particulièrement vrai en Allemagne, où la probabilité d’un éclatement de la coalition au pouvoir s’est renforcée. L’élection dans le Land de Brême, fief historique des sociaux-démocrates où ces derniers ont également subi une déroute, vient conforter cette perspective.
Quant à la France, la polarisation entre LREM et le Rassemblement national se confirme, voire se renforce. La «percée» verte (13,4%), inférieure à celle de 2009 (16%) qui fut sans lendemain, est tout de même à relativiser. D’autant que, même si la participation a grimpé de 42,4% à 50,1%, l’abstention demeure massive et reste un trait majeur de ce scrutin dans l’Hexagone.
Pourtant une constante sociologique est notable : l’électorat macroniste est largement dominé par les couches supérieures, les milieux aisés et «éduqués», un profil très proche, selon plusieurs enquêtes «sortie d’urnes» de celui des sympathisants des Verts, à l’âge près : tout se passe comme si les milieux bourgeois se répartissaient selon l’âge entre le vote écolo, plus jeune, et les sympathisants marcheurs, plus âgés.
En revanche, le Rassemblement national obtient plus que jamais ses meilleurs résultats au sein des milieux populaires, tout particulièrement parmi les ouvriers, et, à un moindre degré, les employés. Ceux-là mêmes qui forment par ailleurs les gros bataillons des abstentionnistes. Même s’il est trop tôt pour mettre en lumière des traits comparables dans une majorité d’Etats membres, il est probable qu’on puisse dégager de nombreux constats analogues.
Aussi diverses, voire confuses, qu’elles soient, les intuitions populaires pourraient ainsi souligner que la nature «de classe» de l’UE n’est pas une vue de l’esprit. Une piqûre de rappel précieuse pour la suite…
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