Les médias français pratiquent-ils la «fake news» comme ils reprochent aux fameux «médias russes» de le faire ? Philippe Migault analyse un cas concret : un article du Parisien intitulé «Poutine étale sa puissance militaire».
Dans le cadre d’un long rapport, sur lequel nous aurons sans doute l’occasion de revenir fréquemment, le Centre d’analyses, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère français des Affaires étrangères et l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), s’alarment contre les tentatives de manipulation de l’opinion publique française par des médias étrangers.
La Russie, RT, Sputnik, sont, bien entendu, particulièrement dans le collimateur. Rien de surprenant lorsque l'on sait que l’IRSEM est un service relevant de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), bastion néoconservateur le plus influent en France, n’ayant d’équivalent, en termes de russophobie, que le CAPS… Rien de surprenant non plus lorsque l’on sait à quelles sources se sont abreuvés les auteurs du rapport pour traiter de l’influence russe en France. La note de bas de page n°74, page 52, est à ce titre particulièrement éclairante et en dit long sur le patient processus de construction du rapport en question. Mais qu’importe.
Le boycott de la presse ne décourage pas l’investigation, il l’encourage
Ce qui est plus culotté, c’est la recommandation de ne pas accréditer Sputnik et RT lors des différents sommets et réunions organisés par les Etats occidentaux. Les auteurs du rapport, dont pas un n’est passé par la presse, ignorent de toute évidence que le refus d’accréditation n’a jamais empêché un journaliste de faire son métier. Que tout journaliste digne de ce nom voit nécessairement sa détermination renforcée lorsqu’on lui met des bâtons dans les roues, qu’on l’ostracise.
Ils ignorent que lorsqu’un reporter n’a pas accès aux sources officielles, il en trouve d’autres. Qui ont intérêt à parler. A favoriser l’émergence du scoop qui fait mal. Impossible dans ce schéma de recouper l’information avec les autorités concernées, d’en obtenir un démenti, un commentaire : elles ont rompu le contact. Et lorsqu’on en a coupé les ponts avec le média qui sort le dit scoop, il est bien tard pour appeler la direction de la rédaction et tenter de passer un gentleman’s agreement… Le boycott de la presse ne décourage pas l’investigation. Il l’encourage. Attitude contre-productive.
Ce qui est plus amusant, aussi, c’est de voir à quel point les autorités françaises sont adeptes du deux poids deux mesures. Car si l’on s’en réfère à leur grille de lecture, manipulation, désinformation, propagande… Combien de médias et de journalistes français devraient-ils se voir retirer leur accréditation ? Un exemple ? Facile. La presse en regorge.
Ce qui est plus amusant, aussi, c’est de voir à quel point les autorités françaises sont adeptes du deux poids deux mesures
Prenez le récent article du Parisien, en date du 4 septembre dernier, intitulé «Poutine étale sa puissance militaire». Signé de «notre correspondant à Moscou», ce qui se veut sans doute un gage de qualité, il est littéralement truffé d’erreurs. De quoi s’agit-il ? Le correspondant en question présente les manœuvres russes en cours en Méditerranée et celles qui doivent avoir lieu entre le 11 et le 15 septembre prochain à proximité de la frontière chinoise, dénommées Vostok-2018. Les chiffres annoncés par l’infographie du Parisien sont impressionnants et ils sont exacts. Ce sont ceux cités par les services du ministère russe de la Défense lui-même. Encore faut-il savoir lire entre les lignes.
Une approximation que l’on reproche précisément aux médias russes
Non, 36 000 matériels militaires, ce ne sont pas 36 000 chars de combat, comme le laisse à penser l’infographie. L’armée russe dispose de moins de 3 000 chars opérationnels. Ce sont 36 000 chars, véhicules de transport de troupes, systèmes antiaériens de tous types, radars autotractés, postes de commandement mobiles, camions, jeeps, pièces d’artillerie lourdes et légères, avec une forte proportion de matériels n’ayant pas la moindre capacité létale… Bref, tout ce à quoi on arrive quand même relativement rapidement lorsqu’une armée de grand format réalise un exercice exceptionnel, interarmées, mettant en jeu de très nombreuses unités.
Il en va de même des avions. Un beau «pointu» illustre le schéma. Mais l’armée de l’air russe ne dispose pas actuellement de 1 000 avions de combat à engager dans une telle manœuvre… En raclant les fonds de tiroir de ses escadrilles et les unités de l’aéronavale, la Russie dispose d’un peu moins de 1 500 avions de combat opérationnels. Sur ce chiffre, il faut retrancher ceux qui combattent en Syrie, moins d’une cinquantaine, ceux qui, rattachés à des commandements régionaux éloignés, notamment le commandement ouest et le commandement sud, ne vont certainement pas tous prendre la route de la Sibérie orientale et de l’Extrême-Orient…
Il faut, surtout, retrancher de ces 1 500 la part d’appareils qui ne sont pas en condition opérationnelle alors qu’ils sont censés l’être. Si l’armée de l’air russe a fait de gros progrès sur le plan de la maintenance depuis une dizaine d’années, elle n’est pas épargnée pour autant par les malheurs qui frappent ses homologues occidentales. Ce qui revient à dire que ces 1 000 avions sont 1 000 aéronefs. Avions de de combat certes, mais surtout hélicoptères, appareils de transport, de ravitaillement, drones... Ces chiffres sont donc à la fois vrais et faux. Une approximation que l’on reproche précisément aux médias russes.
Les chiffres du Parisien sont donc à la fois vrais et faux. Une approximation que l’on reproche précisément aux médias russes.
A ce stade, le lecteur mal informé – et qui a regardé d’un œil distrait l’infographie – est déjà favorablement impressionné dans le sens que le correspondant du Parisien a voulu donner à son article. Rendons-lui cette justice, celui-ci n’a sans doute pris aucune part à la réalisation de l’illustration depuis Moscou. Il est en revanche beaucoup plus coupable de la présentation des faits effectuée dans le corps de son article.
Rappelant, en premier lieu, la concentration de navires russes au large de la Syrie, le correspondant évoque la poche d’Idleb, «une poche aujourd’hui à portée de canon des frappes russes». Ignore-t-il qu’Idleb est une des premières zones qu’ont visé les forces russes dès les débuts de leur intervention à l’automne 2015 ? Ignore-t-il qu’elle est à portée depuis au moins trois ans ? En permanence de surcroît, comme en attestent les raids menés sur la Syrie par les bombardiers stratégiques russes opérant depuis leurs bases du sud de la Russie ? Ignore-t-il que si les Russes ne l’ont pas frappée auparavant, c’est tout simplement parce qu’ils avaient d’autres priorités opérationnelles ? L’ignore-t-il ou a-t-il voulu, par une tournure un peu dramatique, donner un peu d’intensité à son papier en méprisant les faits ? Imaginons que ce soit un peu de paresse intellectuelle. Que le journaliste ait cédé à la facilité. Après tout, un pigiste doit beaucoup écrire pour se nourrir et beaucoup écrire, cela se traduit fréquemment par l’énonciation de quelques inepties, dont on espère qu’elles passeront inaperçues. Ego te absolvo. Mais la suite ?
Plus on en fait gros sur les Russes, mieux ça passe
«Notre correspondant à Moscou»ne s’arrête pas là. Comparant Vostok-2018 aux manœuvres Zapad-2017 qui ont eu lieu l’année dernière à proximité de la Pologne et des Etats Baltes, il affirme : «L’année dernière, Moscou avait annoncé le déploiement de 12 700 soldats, mais l’OTAN en avait compté… 100 000.»Là, ça commence quand même à faire beaucoup. Carl’OTAN n’a jamais prétendu avoir compté 100 000 hommes. Ce sont les Lituaniens et les Estoniens, toujours extrêmement mesurés dès qu’il s’agit de la «menace» russe, qui ont avancé cette estimation. D’après le patron de l’armée américaine en Europe, le chiffre le plus proche de la réalité était au mieux de 40 000 soldats. En France, Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, le très atlantiste think tank largement subventionné par le ministère de la Défense français, balayait également du revers de la main cette exagération des Baltes. Décidément bien ignorant ce journaliste…
On peut, là encore, lui pardonner. Ce n’est pas un spécialiste de la chose militaire. Et puis, malgré tout, il est légitime, il vit à Moscou, travaille fréquemment pour la presse économique. Il sait donc de quoi il parle quand il parle chiffres… et budget. D’ailleurs, assure-t-il sans ciller, «Vladimir Poutine s’emploie depuis 2012 à doper le budget de l’armée (5% du PIB russe, contre moins de 2% en France), symbole du retour de la puissance russe».
Et là, à moins de mal faire son travail, il sait parfaitement qu’il passe sous silence les baisses du budget de la Défense qui se sont succédé en Russie en 2016 (-2,7 milliards de dollars) et 2017, le président russe annonçant des restrictions supplémentaires en 2018 et 2019. Il le sait, ou il aurait pu le savoir s’il avait consulté toutes les sources citées dans cet article, toutes issues de la presse mainstream occidentale, pas des infâmes médias de propagande russes.
Alors pourquoi ? Pourquoi toutes ces erreurs ? Ces fake news ? Certes il n’y a plus de spécialiste de défense au Parisien pour rectifier le tir. Trop cher. On a déjà évoqué la responsabilité du journaliste. Inutile d’y revenir. Pigistes, les correspondants sont compétents en tout, spécialistes de rien. L’esprit Sciences-po en somme…
Mais pourquoi Le Parisien reprend-il sans les vérifier les assertions de son correspondant ? Manque de temps, ou de personnel, au secrétariat de rédaction ? Manque de compétence ? On ne sait pas. Pourtant une info, ça se recoupe ! C’est une des règles de base du métier. Ou bien ne serait-ce pas, tout simplement, parce que plus on en fait gros sur les Russes, mieux ça passe ? Que toute erreur commise dans ce cadre est assurée d’être miséricordieusement passée sous silence par les confrères qui, peu ou prou, sont sur la même ligne ? Poser la question…
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