La lutte de l'UE contre les «avantages fiscaux» accordés à Apple en Irlande a probablement une seconde dimension et s’inscrit dans une rivalité économique entre les deux rives de l’Atlantique, selon Pierre Lévy, spécialiste des questions européennes.
Robin des bois aurait-il pris les commandes à Bruxelles ? Le héros médiéval anglais, on s’en souvient, détroussait les riches au profit des pauvres et restituait au peuple le produit des impôts injustes. La Commission européenne semble vouloir l’imiter. Vraiment ?
Le Commissaire européen à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager (dont les gazettes suggèrent qu’elle a servi de modèle à la super-héroïne de la série télévisée Borgen, une femme au pouvoir), a ainsi annoncé, le 30 août, qu’elle entendait contraindre la firme américaine Apple à rendre gorge – comprendre : à payer les arriérés d’impôts qu’elle aurait dû régler au Trésor irlandais, là où est établie une filiale européenne vers qui sont transférés ses substantiels profits réalisés dans tous les pays du Vieux continent.
Ces dispositions – «rescrits fiscaux» en bon français, «rulings» en anglais bruxellois – existent dans la plupart des pays européens
Pourtant, le géant à la pomme n’avait nullement dissimulé quoi que ce soit au fisc de Dublin. Au contraire, celui-ci avait négocié deux arrangements autorisant de fait ces jeux d’écritures. Avec pour résultat un écrasant taux d’impôt qui a varié… de 0,05% en 2011 à 0,005% en 2014.
Ces dispositions – «rescrits fiscaux» en bon français, «rulings» en anglais bruxellois – existent dans la plupart des pays européens. Elles sont conclues entre les autorités fiscales nationales et de grosses sociétés souvent transnationales, plus rarement avec des chômeurs en fin de droit.
L’objectif est d’attirer – on dit aussi de «séduire»… – les détenteurs de capitaux dans un contexte où la libre circulation de ces derniers constitue non pas seulement une «liberté fondamentale» garantie par les traités européens, mais l’essence même de l’Union européenne.
Il y a quelques mois cependant, la révélation du nombre et de l’ampleur de ces arrangements légaux entre amis avait soulevé quelques vagues, surtout lorsque l’on découvrit que le Premier ministre du Luxembourg fut un as en la matière, avant d’être propulsé à la tête de la Commission européenne. Depuis, Jean-Claude Juncker a fait amende (si l’on ose dire) honorable, et a juré de restaurer un peu de vertu dans ces domaines. Sans doute n’est-il pas fâché que son institution apparaisse ainsi en chevalier blanc.
En principe, les Etats disposent encore de quelque autonomie vis-à-vis de l’UE en matière fiscale. L’exécutif bruxellois a donc pris un chemin de traverse pour sévir : Mme Vestager a argué que ces cadeaux fiscaux étaient assimilables à des «aides publiques» – un péché capital pour Bruxelles puisque ces aides «faussent la concurrence».
Ce n’est pas l’amabilité fiscale en faveur des détenteurs de capitaux que la Commission met en cause, mais le fait que ces petits cadeaux ne sont pas accordés équitablement par tous les pays
Dublin est donc sommé de récupérer les sommes qui lui ont échappé, soit 13 milliards d’euros plus les intérêts. Pour l’heure, le gouvernement irlandais refuse de bénéficier de cette manne (au nom de la sécurité juridique assurée aux entreprises) et a fait appel, de même que la firme américaine.
Quoi qu’il en soit, ce n’est donc pas l’amabilité fiscale en faveur des détenteurs de capitaux que la Commission met en cause, mais le fait que ces petits cadeaux ne sont pas accordés équitablement par tous les pays, donc que certains de ces derniers se trouvent désavantagés dans ce concours de séduction.
Dès lors, outre le probable (mais vain) espoir qu’elle peut ainsi redorer son image auprès des peuples, la décision de la Commission vise à envoyer un triple message idéologique subliminal. Un : vive la concurrence libre et non faussée ! Deux : grâce à cette dernière, un gouvernement va encaisser des sous sur le dos d’un géant américain un peu trop filou (Amazon et Starbucks sont aussi ou ont été dans le collimateur). Et, trois : la libre circulation des capitaux est parfaitement naturelle est nécessaire. Car si celle-ci n’était pas en vigueur, les pratiques des multinationales transférant de pays à pays leurs profits pour mieux jouer les conditions fiscales les unes contre les autres ne pourraient exister.
Dans le contexte d’une croissance qui peine à redémarrer, les contradictions s’aiguisent entre groupes américains et allemands, notamment
Or cette libre circulation des capitaux, raison d’être fondamentale de l’UE, est cette liberté accordée aux «investisseurs» de placer leurs billes ici, de les retirer là, de rayer là-bas d’un trait de plume telle ou telle usine, bref, de décider du sort de l’économie d’un pays sans autre forme de procès. Inutile de préciser que la sévère Danoise se garde bien de remettre en cause cette merveille, bien au contraire.
Enfin, la décision du 30 août a probablement une seconde dimension et s’inscrit dans les rivalités économiques entre les deux rives de l’Atlantique. Dans le contexte d’une croissance qui peine à redémarrer, les contradictions s’aiguisent entre groupes américains et allemands, notamment. Les réjouissants (mais prévisibles) malheurs du projet de traité transatlantique, qui ne sera jamais signé, entrent également dans cet affrontement.
A telle enseigne que Washington a réagi violemment et dénoncé une décision qui peut remettre en cause «des années d’efforts multilatéraux». Le président Obama lui-même s’en est ému. Et le département du Trésor a évoqué «des réponses potentielles si la Commission poursuit dans cette voie».
Des sanctions américaines contre l’Europe ? Diable ! Voilà qui ferait probablement sourire à Moscou…
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