Le pacifisme allemand, hérité des désastres de deux guerres mondiales, vole en éclats sous la pression atlantiste contre la Russie. Pour Karine Bechet, la remilitarisation de Berlin en Ukraine constitue une menace pour tous les Européens.
Le continent européen a de tout temps été déchiré par les guerres entre ce trio funeste – la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, dans des configurations différentes selon les époques. Les deux dernières guerres mondiales ont alerté sur le potentiel de destruction d’une Allemagne militarisée et militariste. À l’époque des États-Nations souverains en Europe, il ne pouvait y avoir deux puissances, la France et l’Allemagne, sans que cela ne provoque à terme un conflit.
Mais les leçons ne tiennent que le temps, où elles sont professées... et surtout tant qu’elles correspondent à l’intérêt des vainqueurs. Ce sont en effet les vainqueurs qui écrivent l’histoire et qui déterminent les règles du jeu.
Après la Seconde Guerre mondiale, dans un premier temps, l’Allemagne a été démilitarisée, son armée dissoute. Il fallait écraser le nazisme. Pour autant, ce premier mouvement basé sur l’instinct de survie des vainqueurs n’a pas survécu aux contingences de la géopolitique.
Dès 1946, les vainqueurs se divisent et cette rupture est symbolisée par le discours de Fulton de Churchill, qui popularise non seulement l’expression de « rideau de fer », mais marque bien la fin de l’union des vainqueurs et le retour au combat, cette fois-ci dans le cadre d’une guerre idéologique, diplomatique et localement d’une guerre chaude par proxys et ce jusqu’à la chute de l’ennemi.
La Guerre froide ne peut se permettre la neutralité et le pacifisme allemand, puisque l’Allemagne est un élément-clé du contrôle de l’espace européen. Ainsi, après de nombreuses discussions et diverses tentatives, l’Allemagne de l’Ouest entre dans l’OTAN en 1955. Contre la volonté des populations locales, comme l’OTAN le reconnaît elle-même : « L’Allemagne est devenue membre de l'OTAN le 6 mai 1955, au terme de plusieurs années de délibérations entre les leaders occidentaux et ce pays, dont la population était opposée à toute forme de réarmement. » Dans quelle mesure, cette décision vient réellement du pouvoir allemand ou bien a-t-elle été dictée par les États-Unis, dans l’intérêt de maîtriser à travers l’OTAN (qu’ils contrôlent également) l’un des principaux leviers européens : la question reste ouverte. Seule concession, l’Allemagne n’aura pas l’arme nucléaire, qui reste entre les mains de la France sur le continent européen.
Avec le lancement de la guerre atlantiste sur le front ukrainien contre la Russie, les derniers verrous historiques du contrôle du militarisme allemand ont sauté.
La raison première se trouve dans le glissement du pouvoir du socle national vers un niveau supra-national, ce qui caractérise la globalisation. La grille d’analyse d’un équilibre des puissances sur le continent serait soi-disant dépassée : la « globalisation, c’est la paix », s’il n’y a plus de puissances, il n’y a plus de concurrence, il n’y a plus de guerres, il ne reste que la soumission. Hourra !
L’abus de logique vient toutefois du fait que le Monde global fait la guerre aux territoires, qui ne veulent pas se soumettre et pour cela il a besoin des ressources des structures étatiques gérant les territoires et les peuples, qu’il contrôle.
Donc, la guerre continue. Elle n’a jamais cessé d’ailleurs. Et aujourd’hui, son principal front est le front ukrainien, car si la Russie tombe, c’est le symbole de la possibilité d’une volonté déclarée opposée au fondement du Monde global, à savoir la négation de l’intérêt national, qui s’écroule avec elle.
Ainsi, l’Allemagne se remilitarise à marche forcée et l’assume pleinement. Le budget de la Défense doit passer à 5 % du PIB d’ici 2035 et le ministre allemand déclarait cet été sans sourciller « que les troupes allemandes, malgré des décennies de pacifisme, « seraient prêtes à tuer des soldats russes en cas d’attaque de Moscou contre un État membre de l’Otan ». Un souffle de nostalgie putride se répand sur l’Europe...
Au-delà de la normalisation d’une rhétorique guerrière, l’Allemagne se donne les moyens de sa volonté, en tout cas de la volonté atlantiste. L’ampleur de l’aide militaire allemande à l’armée atlantico-ukrainienne est largement saluée par le Secrétaire général de l’OTAN : M. Rutte a salué la détermination et l’engagement de l’Allemagne, ses contributions à la sécurité commune et sa décision historique d’augmenter significativement ses investissements de défense. Il a également souligné l’importance de la base industrielle de défense allemande : « Vous avez des industriels et des entrepreneurs de premier plan, capables d’accélérer leur production et d’innover pour répondre aux besoins. »
L’Allemagne est en effet, avant tout, l’industrie européenne de cette guerre globale. Et elle renforce ses capacités de production d’armes. Par exemple, nous venons d’apprendre que près de Hanovre, évidemment sur fonds publics, Rheinmetall ouvre une nouvelle usine, qui entend produire 350 000 obus chaque année. Ce qui en fera le plus gros fabricant européen du genre.
Le rôle de l’Allemagne est également dans la garantie de l’infrastructure. Une guerre nécessite des voies de communication, des infrastructures d’approvisionnement du front et les fondements de ces voies doivent être préparées, avant le lancement des grandes manœuvres.
Ainsi, l’Allemagne vient de terminer de construire un réseau de voies ferrées, devant permettre le déplacement des forces de l’OTAN sur le flanc Est en général et, à travers la Pologne, vers l’Ukraine de Krakov à Lvov. Rappelons que si les Européens en général et les Allemands en particulier sont mis en première ligne, ils n’agissent qu’en coordination avec les Américains.
Et cet exemple de construction des voies ferroviaires est flagrant : « En 2023, les États-Unis ont alloué 225 millions de dollars par l’intermédiaire de l’USAID à la construction d’une voie ferrée à écartement européen de 75 km reliant Lvov à la frontière de l’UE, afin de simplifier l’exportation des produits ukrainiens et de relier Lvov au système de transport européen. »
Au-delà de « l’exportation des produits ukrainiens », ce tronçon peut aussi permettre « l’importation » du soutien technique et militaire au front.
Nous assistons bien à la résurgence de l’Allemagne militariste. Et cette fois-ci, faute d’élites nationales dans les pays européens, non seulement aucun mécanisme de frein n’est mis en place, mais bien au contraire, ces élites globales régionalisées soutiennent et amplifient le processus.
Dans cette logique, Macron prépare depuis plusieurs mois l’opinion publique française et européenne à un « partage » de la dissuasion nucléaire française. Les discussions avec l’Allemagne se précisent et vont s’intensifier autour de ce qui est pompeusement appelé « un dialogue stratégique de haut niveau sur la dissuasion nucléaire ». Ce qui détruira la dernière barrière de sécurité issue de la Seconde Guerre mondiale, à savoir la non-nucléarisation de l’Allemagne.
Un pays, qui oublie son histoire, se condamne à la voir se répéter.
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