Pour l'universitaire Denis Degterev, spécialiste de l'Afrique, les organisations régionales tentent de surmonter l’héritage de leur dépendance vis-à-vis de l’Occident.
Au cours des trois dernières années, les événements politiques survenus au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger ont attiré l’attention de la communauté internationale et soulevé la question de l’influence extérieure sur la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Afrique semble être à l’aube de changements historiques, car ses pays – seuls ou ensemble – tentent d’accéder à une indépendance réelle, et non pas formelle, de prendre en main le contrôle du continent. Des livres publiés en 2022 et 2023 montrent que les chercheurs occidentaux suivent cette tendance de très près, car l’Occident n’est pas prêt du tout à perdre son influence sur le continent africain.
La notion d’«African agency» est l’un des concepts modernes les plus populaires. Il fait régulièrement l’objet de débats lors de conférences sur l’Afrique, ainsi que dans des articles et des livres. «Agency» est un concept intangible et multiforme, mais crucial pour l’Afrique. En outre, son importance ne fera que croître au cours des prochaines années, le rôle de l’Afrique grandissant dans la politique mondiale. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
Il s’agit essentiellement de la souveraineté des nations africaines et des organisations régionales, qui permettrait aux gouvernements africains de prendre des décisions souveraines indépendamment des acteurs non régionaux et de les mettre en œuvre avec succès. La souveraineté théorique, «superficielle», ne trompe plus personne. La demande sociale pour une souveraineté empirique, c’est-à-dire réelle, est en plein essor en Afrique.
L’«African agency» a besoin d’autosuffisance
La Cédéao, fondée en 1975, souffre de nombreux «maux de naissance» caractéristiques d’autres associations régionales du Sud et du monde non occidental en général. Prenons, par exemple, la part extrêmement faible du commerce intrarégional : les États membres de la Cédéao génèrent moins de 10% de leurs échanges mutuels et moins de 5% du commerce international de la première économie du groupe, le Nigeria. Cela signifie-t-il qu’un marché régional unique est en train de se former uniquement pour la commodité d’acteurs extérieurs ?
La plupart des pays membres de la Cédéao fournissent des produits de base aux marchés étrangers et importent des produits finis en grandes quantités en raison du faible développement de l’industrie locale de transformation. Même le Nigeria, un des plus grands producteurs de pétrole au monde, ne dispose pas d’une capacité de raffinage suffisante pour traiter son propre pétrole et est contraint d’importer de l’essence. Pourtant, le Nigeria est l’un des pays africains où la substitution aux importations et le développement industriel sont allés bien au-delà des «bonnes intentions» : de nombreuses mesures pratiques ont été prises pour atteindre cet objectif.
Pour être juste, les faibles indicateurs du commerce intérieur sont typiques de la plupart des associations régionales non occidentales. Le commerce intérieur de ces organisations dépasse rarement 20% et n’atteint 50% que dans le cadre de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), en raison de la participation chinoise. Bien sûr, une grande partie du commerce intérieur passe par des canaux commerciaux informels, mais ceux-ci ne peuvent quasiment pas assurer le fonctionnement d’industries de haute technologie ou de clusters technologiques modernes.
Pour former des entités autosuffisantes dans l’économie mondiale (la «masse critique» d’une nation n’est pas suffisante à cet égard) et pour développer efficacement la coopération industrielle, il est nécessaire de dépasser les intérêts nationaux étroits. Actuellement, seule la démographie du Nigeria (217 millions d’habitants en 2022), et peut-être celles du Ghana (32,5 millions) et de la Côte d’Ivoire (27,8 millions), nous permettent de parler de marché intérieur potentiel.
Kwame Nkrumah, premier président du Ghana indépendant (1960-1966) et brillant visionnaire, l’a bien compris. Au début des années 1960, dans le cadre du groupe de Casablanca, aux côtés des dirigeants de l’Algérie, de la Guinée, de l’Egypte, du Mali et du Maroc, il a insisté pour la création immédiate de l’Union des Etats africains. Cependant, Julius Nyerere, le président de la Tanzanie (1964-1985), qui représentait le groupe de Monrovia plus modéré, a fait campagne en faveur d’une intégration progressive qui commencerait au niveau des associations régionales.
En conséquence, au moment où l’Afrique a obtenu son indépendance sur le papier – ou «indépendance du drapeau», comme l’appelait Nkrumah –, le continent s’est retrouvé au cœur d’un puissant processus de désintégration.
Nyerere a fini par admettre que Nkrumah avait raison. En 1997, il a déclaré : «Une fois que vous multipliez les hymnes nationaux, les drapeaux nationaux et les passeports nationaux, les sièges des Nations unies et les individus ayant droit à un salut de 21 coups de canon, sans parler d’une foule de ministres, de Premiers ministres et de diplomates, vous obtenez toute une armée de personnes puissantes ayant intérêt à ce que l’Afrique demeure balkanisée.»
Toujours le même refrain, sous des airs différents
L’interaction entre les pays africains divisés et le plus grand acteur géopolitique mondial – l’Union européenne qui a absorbé l’expérience coloniale historique de ses pays membres – est clairement asymétrique. Les relations de l’Afrique avec l’Union européenne sont passées du format «préférentiel» de la Convention de Lomé et de l’Accord de Cotonou aux Accords de partenariat économique (APE) «équitables» de l’ère post-Cotonou.
A l’époque des Conventions de Lomé, les pays africains avaient obtenu avant tout la garantie que leurs matières premières minérales et agricoles seraient vendues au marché européen. La transition vers les APE a lié encore plus étroitement les économies nationales à l’économie de l’UE et a encouragé la transition vers des «normes européennes» non seulement dans le domaine économique mais aussi dans le développement socio-économique. Ces dernières années, le montant des échanges commerciaux entre la Cédéao et l’UE a continué à grimper, passant de 48 milliards à 80 milliards d’euros entre 2020 et 2022.
A ce stade, le problème d’«African agency» ressurgit. Formellement, depuis 2017 (cinquième sommet UE-Afrique), le dialogue politique a été mené au format Union européenne-Union africaine. Cependant, la vraie interaction a lieu majoritairement au niveau régional et parfois même au niveau national (ce qui est de toute évidence asymétrique).
Initialement, l’UE a entamé des négociations d’APE avec des groupements régionaux en Afrique (y compris la Cedeao), les considérant comme des entités à part entière. Mais il s’est bientôt avéré que les puissances régionales traditionnellement axées sur le développement souverain (le Nigeria en Afrique de l’Ouest et la Tanzanie en Afrique de l’Est) se sont abstenues de signer des accords sur un pied d’inégalité. Ensuite, en appliquant une «approche à deux voies», l’UE a procédé à la tenue de négociations individuelles («diviser pour régner») avec les pays qui ont opté pour les accords. Peut-on imaginer des négociations commerciales séparées avec chaque pays de l’UE à part ?! C’est ça.
Au sein de la Cédéao, les chevaux de Troie de l’Occident collectif sont les «vitrines du capitalisme périphérique» : le Ghana et la Côte d’Ivoire (avec des APE provisoires qui sont entrés en vigueur en 2016), le Kenya au sein de la Communauté d’Afrique de l’Est (la CAE). Bien que les accords avec l’Afrique de l’Ouest et la CAE soient encore en cours de finalisation et de ratification, les trois pays les plus conventionnels d’Afrique «profitent depuis longtemps des avantages de la civilisation».
Cela ressemble à l’envahissement de l’Afrique par les Européens à la fin du XIXe siècle, lorsque des nations africaines tentaient toujours de faire pièce aux colonisateurs alors que ces derniers s’étaient déjà intégrés au système. A présent, néanmoins, nous parlons de néocolonialisme collectif dans la sphère du commerce du XXIe siècle.
La France se retire… ou pas tout à fait
L’empire colonial de l’«Afrique-Occidentale française» n’a pas existé longtemps (1895-1958) et les anciennes colonies françaises ont fini par gagner une indépendance formelle. Toutefois, la présence monolithique de la France représentée par l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ne s’est pas «dissoute» dans la Cédéao.
Huit des 15 pays membres de la Cédéao ont rejoint cette nouvelle version de l’Afrique-Occidentale française, qui ne représente cependant que 22% du PIB du groupe. Cette situation entrave directement la poursuite de l’intégration, notamment sur les plans financier et économique. En outre, l’identité linguistique artificiellement maintenue (francophones vs. anglophones) prévaut toujours sur la solidarité régionale (Africains de l’Ouest). Une nouvelle fois, nous voyons le principe «divide et impera» à l’œuvre !
En tant que partie de l’Occident collectif sous la guidance des États-Unis et en tant que puissance sub-impériale, la France a préservé son influence traditionnelle en Afrique. Elle a maintenu des outils de pouvoir structurels, à savoir les interventions militaires (tant unilatérales que sous la forme d’opérations de l’UE et même de l’ONU), le franc CFA, l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), l’Organisation internationale de la francophonie et les médias français. Une série de traités «inégaux» entre la France et les pays africains (plus de 200 documents) a été imposée à l’Afrique dans les premières années de son indépendance, en 1960-1963. Cette série comprenait des accords sur la défense et le droit de résidence, des accords de coopération dans la sphère du commerce extérieur, de l’économie, des finances, de l’assistance technique, de la culture, sans oublier des accords dans le domaine de la justice, du transport et des télécommunications.
Dans certains cas, la transition entre les outils colonialistes impliquant un contrôle direct et le même type d’outils néocolonialistes était clairement superficielle. Par exemple, en 1945, l’abréviation du franc CFA signifiait «Colonies Françaises d’Afrique», de 1958 au début des années 1960, elle signifiait «Communauté Française d’Afrique», et depuis les années 1960, elle signifie «Communauté Financière Africaine». En effet, pourquoi changer de nom s’il est utilisé depuis l’époque coloniale ? Pratique, n’est-ce pas ?
Le 20 janvier 1961, le gouvernement malien demande officiellement à la France d’évacuer les quatre bases militaires françaises restées au Mali malgré l’annulation des accords de défense mutuelle. En septembre 1961, les Français se retirent du Mali. Cependant, ils regagnent une partie de leur influence sous la présidence de Modibo Keita, une tendance qui se poursuit sous Moussa Traoré (par exemple, en 1984, le Mali réadopte le franc CFA) ainsi que plus tard, dans les années 1990.
Clio, la muse de l’histoire, est pourtant bien ironique. Soixante ans plus tard, en février 2022, le gouvernement malien demande à nouveau aux Français de se retirer de leurs bases militaires, ce qui est fait le 15 août 2022. En 2023, les gouvernements du Burkina Faso et du Niger ont également demandé le retrait des troupes françaises. Le retrait des troupes françaises de la région du Sahel concrétise le concept français du «Grand Sahel», qui inclut également le Cap-Vert, la Gambie, la Guinée-Bissau et le Tchad. Ce sont les pays où la France espère relocaliser «temporairement» ses forces militaires et diplomatiques en attendant de nouvelles «contre-révolutions » au Sahel. En d’autres termes, la France est-elle une fois de plus en train de dire au revoir, mais sans aller nulle part ?
Une autre facette de l’histoire
De plus en plus de pays construisent des rapports de coopération avec des partenaires non occidentaux. La Chine est déjà le premier partenaire commercial de plus de 130 États. Les nations du Sud global accueillent favorablement ce qu’on appelle le «régionalisme non occidental». Cela implique de renoncer à se focaliser sur l’UE uniquement, tout en renforçant le partenariat avec des organisations régionales non occidentales et en augmentant l’indépendance de ces organisations, notamment la Cédéao.
La pandémie de Covid-19, le conflit ukrainien et la concurrence mondiale croissante entre les Etats-Unis et la Chine ont conduit à ce qu’on appelle le «découplage», ou la formation de blocs techno-économiques fermés. Dans les pays occidentaux, ce phénomène est principalement lié au secteur technologique, bien que le concept gagne du terrain au sein des organisations internationales et dans le domaine des valeurs. La nouvelle guerre froide s’impose peu à peu.
En Afrique, la première étape est le découplage sécuritaire, qui incite les pays à choisir leurs partenaires prioritaires en matière de sécurité. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont déjà fait leur choix, préférant à la France des alternatives stratégiques.
La Cédéao traverse actuellement une période intéressante. Elle a imposé des sanctions à quatre pays (le Burkina Faso, la Guinée, le Mali et le Niger) ayant rompu avec le néocolonialisme français et choisi de s’appuyer sur des partenaires non occidentaux. Les juristes internationaux russes Yao Nikez Adu et Alexandre Meziaïev montrent comment, sous l’influence française, les leaders de la Cédéao agissent parfois d’une manière qui excède son autorité. Alexandre Meziaïev a d’ailleurs défendu Slobodan Milosevic, Ratko Mladic et Radovan Karadzic devant la Cour pénale internationale et connaît bien les spécificités du système dit de «justice» de l’Occident collectif.
Jusqu’à présent, seuls quatre des 15 pays membres de la Cédéao ont rejoint le «mauvais côté». Le tournant est encore loin, mais la Cédéao pourrait être la première association régionale du Sud global à reprendre le contrôle de son organisation. L’action renforcée de la diplomatie nigériane jouera un rôle clé à cet égard. Un signe important de ces changements a été le refus du Sénat nigérian d’intervenir militairement au Niger en août 2023. Après tout, des associations d’intégration régionale résilientes et autosuffisantes en Afrique sont essentielles pour former un monde multipolaire.