Les soldats français étaient-ils au courant des massacres commis lors du génocide au Rwanda ?
Une vidéo diffusée par Mediapart révèle l'inaction d'un colonel français apprenant l’existence d’un massacre de Tutsis au Rwanda en juin 1994. RT France a recueilli l'avis de spécialistes sur la responsabilité supposée de la France dans le génocide.
Cette vidéo, qui n’aurait pas dû filtrer, montre sous un jour accablant l’armée française en opération humanitaire au Rwanda lors de la guerre civile de 1994. Diffusé par Mediapart le 25 octobre, ce document issu des archives audiovisuelles du ministère de la Défense montre le chef des opérations spéciales au Rwanda, le colonel Jacques Rosier, être informé le 28 juin 1994 d’une tuerie en cours à Bisesero, dans les collines, à l’ouest du Rwanda. Mais il ne prend aucune décision.
Le 27 juin, un militaire français avait découvert 2 000 Tutsis, valides ou blessés, réfugiés, terrorisés, dans la forêt et en avait aussitôt averti sa hiérarchie. Le 30 juin, un détachement de l’armée, bien tardif, n'avait permis de récupérer que 800 rescapés. Un millier de morts auraient pu être évités, si les militaires français avaient été envoyés dès l'information donnée. En tout, environ 60 000 Tutsis seront massacrés par les Hutus à Bisesero entre avril et juin 1994.
Cette vidéo rejette les dés dans le débat sur l'implication de la France dans le génocide rwandais. Pourtant jusqu’ici, la haute hiérarchie militaire française avait réfuté toute responsabilité dans l’absence d’intervention à Bisesero, prétendant n’avoir découvert les faits que le 30 juin.
Une enquête sur l’éventuelle complicité de la France dans le génocide rwandais, sans aucune mise en examen
Cette diffusion survient alors que l’enquête ouverte par la justice française il y a 13 ans, sur des soupçons de complicité de génocide et de crime contre l'humanité à l'endroit de l'Hexagone, a été close en juillet 2018. Aucune mise en examen n'a été prononcée.
Trois associations viennent de demander la réouverture d’une information judiciaire après la diffusion de cette archive au grand public. Pour le journaliste Fabrice Arfi qui a publié la vidéo, interrogé sur France 24, il est désormais «démontré que l'armée a factuellement menti […] quant à la date à laquelle elle a soit disant appris les massacres en cours. C'est à la justice d’établir si ces manquement relèvent d’un délit pénal».
Fabrice Arfi est depuis visé par une procédure, non pas pour contester l'authenticité des propos tenus dans la vidéo, mais pour «recel de violation du secret de l’instruction», à la demande de généraux en poste à l'époque : le général Jean-Claude Lafourcade, le vice-amiral Marin Gillier et le général Jacques Rosier.
Pour l’avocate Véronique Truong, qui a déjà poursuivi en diffamation auteurs ou journalistes contestant son client, le général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier de François Mitterrand en activité durant la guerre au Rwanda, les nouvelles révélations de Mediapart sont malvenues. Elle les qualifie de «diffamatoires». «On veut intimider, on veut effectivement remettre ça sur le tapis, parce que c’est un élément de négo, c’est tout», explique-t-elle au micro de RT France. L'avocate défend l'opération Turquoise au Rwanda : «N’oubliez pas que l’ONU a ensuite salué l’intervention française en disant que personne ne voulait y aller et que la France y est allée toute seule.» Malgré cette opération censée éviter les tueries, selon l'ONU, quelque 800 000 Rwandais, essentiellement des Tutsis, sont morts en trois mois en 1994.
La responsabilité française pointée du doigt
Olivier Le Cour Grandmaison, politologue et spécialiste de l’histoire coloniale, ne partage pas l'avis de l'avocate. «Hubert Védrine [Secrétaire général de la présidence de la République française en 1994] a reconnu que le gouvernement français avait livré des armes au gouvernement génocidaire du Rwanda entre avril et juillet 1994, autrement dit durant toute la durée du génocide», explique-t-il au micro de RT France, soulignant que dans ce cas, le terme de «passivité» de la Défense française n'était pas approprié.
Les responsabilités politiques et militaires sont dans certains cas assez clairement établies
Concernant Bisesero, il déplore que la «passivité» française ait débouché sur le «massacre de milliers de Tutsis» : «Dans ce contexte-là, il me parait absolument indispensable que les plus hautes autorités de l’Etat reconnaissent ce qui a été perpétré alors, puisque les responsabilités politiques et militaires sont dans certains cas assez clairement établies.» Il plaide pour que la législation sur les archives soit modifiée afin de permettre un accès élargi pour les chercheurs, dont les enquêtes sur le Rwanda pâtissent actuellement de nombreuses restrictions.