«Souffrez que je vous réponde» : Dupond-Moretti se frotte aux syndicats de police
Présent au Beauvau de la sécurité pour débattre avec les principaux syndicats de police lors d'une table ronde sur les rapports entre les forces de l'ordre et la justice, le garde des Sceaux a rendu coup pour coup.
La colère policière est montée crescendo, avec les deux derniers assassinats de policiers à Rambouillet et Avignon qui ont endeuillé l'institution, avant d'éclater lors du rassemblement intersyndical policier devant l'Assemblée nationale à Paris le 19 mai dernier. Une manifestation au cours de laquelle on a pu entendre des déclarations controversées chez certains syndicalistes comme cette phrase très commentée du secrétaire général d'Alliance, Fabien Vanhemelryck : «Le problème de la police, c'est la justice.»
La réouverture du Beauvau de la sécurité le 27 mai, en présence d'Eric Dupond-Moretti et avec une thématique modifiée pour l'occasion («Relations avec l'autorité judiciaire»), a pris dès lors une tournure de match de boxe avec une table ronde en guise de ring, à mille lieues d'une discussion cordiale, comme ce qui avait eu lieu lors des tables rondes précédentes.
Le duel a bien eu lieu et le ministre de la Justice a démontré tout son talent oratoire pour répondre pied à pied aux revendications des syndicalistes devant les caméras du Beauvau de la sécurité, dont le contenu était retransmis en direct sur les réseaux sociaux.
Dès son propos liminaire, le garde des Sceaux a souligné qu'il était là pour débattre, tout en annonçant le cadre du débat selon lui : «La ligne rouge infranchissable pour moi, c'est la mise en cause de la République.»
Il n'a pas fait mystère de ce qu'il entendait par là en décochant deux flèches : sa première visait la saynète organisée par les syndicats au rassemblement du 19 mai, au cours de laquelle il était donné à voir une allégorie de la justice balayant une scène de crime. Une mise en scène qu'il a qualifiée «d'indigne».
L'autre trait du ministre était destiné au secrétaire général d'un syndicat d'officiers qui aurait mis en cause la légitimité de la Cour européenne des droits de l'Homme lors d'une réunion entre les ministres et les représentants du personnel policier à Matignon.
De source syndicale, Eric Dupond-Moretti avait déjà copieusement incendié le syndicaliste... mais il a répété son propos publiquement en précisant que la critique ne lui avait «pas plu du tout».
«Si on dézingue les institutions, on dézingue la République», tonne Dupond-Moretti
Le ministre a poursuivi son propos en ajoutant : «Nous sommes ici dans une réunion républicaine». Avant de souligner : «La liberté syndicale n'est pas totale, elle est essentielle, elle est importante, mais pas au détriment de la République, c'est notre bien commun. Si on dézingue les institutions, on dézingue la République.»
Toujours au cours de ces propos liminaires, qui dureront finalement plusieurs heures, les secrétaires généraux des syndicats ont évoqué des chiffres, ont fait valoir que la justice était trop clémente à leur goût et ont exigé le retrait de l'amendement au projet de loi Justice porté par le gouvernement qui introduit la possibilité pour un avocat d'être présent lors d'une perquisition, sauf dans des affaires de criminalité organisée, de terrorisme ou de trafic de stupéfiants.
Goguenard, le ministre a répondu qu'il était disposé à parler de chiffres en assurant : «Vous avez raison, il faut être précis.» Selon les chiffres du ministre, les délinquants vont plus en prison qu'auparavant, avec 132 000 peines d'emprisonnement en 2019 contre 120 000 en 2015. Et le secrétaire général d'Alliance de lui répondre : «Est-ce que vous trouvez normal qu'on aille en moyenne en prison pendant 5,8 mois lorsqu'on agresse un représentant des forces de l'ordre alors qu'on risque trois ans de prison ferme ?»
Le ministre a alors rappelé que selon certaines études, la détention pour les petites peines pouvait aussi s'avérer criminogène et qu'il importait pour l'intérêt général que le délinquant ressorte «moins pire, meilleur» que lorsqu'il était entré en prison.
Et de résumer : «Tout ne peut pas se régler par la taule [...] S'il suffisait d'incarcérer, il y a des siècles que nous le ferions... Vous êtes dans la revendication syndicale, c'est bien normal, mais moi je suis garde des Sceaux, je dois veiller aux équilibres pour notre société.»
D'avocat d'assises à ministre de combat
Le ministre a combattu pied à pied pour défendre ses positions. Afin de justifier l'amendement au projet de loi Justice permettant la présence de l'avocat en perquisition, Eric Dupond-Moretti s'est retranché derrière la réalité du débat parlementaire (il s'agit en réalité d'un amendement venu des rangs de La France insoumise qui a été retravaillé en commission avec la majorité avant d'être voté).
Quand les syndicalistes ont attaqué la supposée clémence judiciaire, le garde des Sceaux a rappelé que dans une cour d'assises, c'était le peuple français qui s'exprimait et que dans tous les cas de figure, le juge demeurait souverain et indépendant.
Dans ce dialogue de sourds entre les policiers et le ministre, confronté à l'insistance des organismes policiers, Eric Dupond-Moretti a alors lancé à ses contradicteurs : «Souffrez que je vous réponde !», avant de citer Blaise Pascal : «Je veux redire ici que la force sans la justice c'est la tyrannie et la justice sans la force ce n'est rien.» Mais le garde des Sceaux a assuré que le temps n'était «pas au blabla» et qu'il fallait «regarder les atteintes à la vie des policiers comme un séparatisme».
Plutôt qu'une peine plancher lors de toute attaque contre les policiers et les gendarmes (contreproductive et impossible à mettre en place selon lui), Eric Dupond-Moretti a rappelé que l'Observatoire de la réponse pénale serait mis en place au mois de juillet. Les syndicats en avaient d'ailleurs fait un prérequis avant toute participation au Beauvau au mois de décembre.
Le ministre a alors dégainé une anecdote qu'il avait déjà utilisée lors d'une réunion avec ces mêmes élus de la police à l'Elysée en octobre 2020 : lorsqu'il était avocat à Lille, il avait défendu des policiers nationaux de Tourcoing impliqués dans la mort d'un homme au cours d'une interpellation. «J'ai souvent défendu des policiers», a-t-il assuré.
Il n'a toutefois pas cité l'échange qu'il avait eu avec ces policiers venus le solliciter à son cabinet pour qu'il les défende à l'époque. Une anecdote rapportée à RT France par une source policière et qui dit beaucoup de la relation difficile entre le ministre et les policiers. A cette demande, il aurait alors tout d'abord rétorqué : «Moi je ne défends pas les flics.» Alors que les fonctionnaires déçus tournaient les talons en direction de la porte, il leur aurait alors lancé : «Mais vous pouvez toujours essayer de me convaincre», avant de prendre leur affaire.
Darmanin en retrait et plus de sincérité dans les échanges
Le ministre de l'Intérieur s'est, quant à lui, fait particulièrement discret au cours de ces échanges, qui ont surtout mis en scène les syndicats SICP, Alliance, Unité SGP et Unsa-Police face au garde des Sceaux. Mais les escarmouches sont restées dans les limites de la bienséance, car l'échange était scruté par le public du Beauvau de la sécurité.
Cette position en retrait de Gérald Darmanin a peut-être justement permis que cette table ronde du Beauvau de la sécurité devienne finalement plus pertinente du point de vue de l'intérêt général.
Les tables rondes précédentes avaient suivi un rythme ronronnant de congratulations pour les forces de l'ordre et de doléances syndicales sans réelle opposition.
Plusieurs formations syndicales plaident pourtant depuis le début du Beauvau de la sécurité pour la présence de la société civile (en dehors des quelques élus présents) et de syndicats de la magistrature afin de permettre un échange plus nourri entre le monde policier et la population.
En conclusion de ces échanges, Eric Dupond-Moretti a évoqué le plaisir qu'il avait eu à échanger avec ces policiers, qu'il n'a encore jamais reçus à son ministère, tout en assurant que la porte de la chancellerie leur était ouverte...
Puis il s'est permis un dernier bon mot à l'adresse du seul bretteur de l'assistance qui n'avait pipé mot de toute la séance, Patrice Ribeiro, secrétaire général de Synergie-Officiers, qui promettait à l'AFP la veille que le ministre ne passerait «pas une bonne matinée» : «D'aucuns disaient que je ne passerais pas une bonne matinée. C'est faux, je n'ai pas passé une mauvaise matinée.» Balle au centre.
Antoine Boitel