Alors que la guerre en Syrie est entrée dans sa onzième année, Michel Raimbaud analyse son traitement médiatique. Pour l'ancien diplomate français et essayiste, celui-ci doit prendre en compte la multiplication des acteurs qui pèsent dans ce conflit.
Depuis plus de dix ans, la guerre impitoyable qui ravage la Syrie et inflige un martyre à son peuple a inspiré des torrents d’écrits et des flots de discours. Lettres et mots ont enflammé les esprits sans pour autant illuminer les cerveaux, pourtant si prompts à l’allumage pour les causes les plus improbables, de nos élites pensantes.
Durant cette longue période, les sujets de nos «grandes démocraties» ont donc eu droit à un lavage de cerveau en (double) bonne et due forme, à savoir un matraquage et une omerta. Nous avons pu entendre rabâcher un nombre incalculable de fois le récit officiel bien connu des guerres de Syrie, un récit ayant toujours pignon sur rue dans l’ensemble des médias officiels écrits et audiovisuels du mainstream, au sein de l’immense majorité des intellectuels et dans les hautes sphères politiques et diplomatiques de France, de Navarre, d’Europe et d’Occident. Détail qui tue ou devrait tuer, les hérauts, promoteurs et crieurs publics de cette doxa (c’est ainsi qu’on appelle ledit récit pour faire chic) se sont trompés sur toute la ligne, mais ils persistent et signent… Ce qui ne les gêne aucunement, puisque, et c’est même le secret de leur réussite, ils n’ont jamais de preuves à fournir afin de justifier leurs messages, et c’est tant mieux pour leur quiétude intellectuelle.
Déjà gavés de la version officielle, les sujets en question ont eu droit à des cures d’omerta, la loi du silence neutralisant radicalement ceux qui remettent en question le récit officiel.
Dans ces conditions, les contestataires qui ont entrepris de déconstruire point par point cette doxa ont dû se rabattre sur les médias alternatifs. Lorsqu’il est arrivé à certains, très rarement et par erreur, de se retrouver invités dans les médias officiels, c’était en qualité de faire-valoir lors d’interventions homéopathiques. L’expérience prouve que ce travail de déconstruction inlassable de la vérité officielle est épuisant et fait même tomber dans le panneau décrit naguère par Carl Rove, conseiller néoconservateur de Georges Bush junior, à l’intention d’un journaliste américain, Ron Suskind, qui évoque l’anecdote en 2004 dans le New York Times. Interrogé sur l’utilité des «analyses de la réalité observable», notre ami Carl avait rétorqué d’un air dédaigneux : «Ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. [...] Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons.» Et il est vrai que l’exercice de déconstruction est voué à l’échec. Le temps de réfuter tel ou tel «récit», une cinquantaine d’autres ont été produits et mis en ligne sur le mainstream.
Certes, on peut continuer, et il est difficile de ne pas le faire, à dénoncer les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les mesures génocidaires, la tentative de politicide (destruction de l’Etat) et d’ethnocide (destruction du peuple dans sa société, sa mémoire, sa culture, sa personnalité, sa dignité, ses aspirations), bref tout ce qui s’inscrit dans le cadre d’une agression collective contre la Syrie légale, crime international par excellence. Mais à quoi bon ? Il est de même tentant de rappeler encore et encore les destructions, crimes, exactions, méfaits, pillages, vols, etc… dont les envahisseurs et leurs complices sont responsables, ou le bilan des sanctions, des blocus ou embargos. Depuis 2011, des mesures coercitives innombrables et sadiques de toutes sortes n’ont-elles pas été décrétées sur un rythme forcené, par trains entiers, par des bureaucrates maniaques et fanatiques, littéralement enragés de ne pouvoir imposer par la force des armes le changement de régime, la capitulation sans conditions et la mise au pas de la Syrie ?
En réalité, cette réflexion répétitive lassante a du bon, dans la mesure où elle amène à réaliser que la Syrie résiliente mérite beaucoup mieux que des lamentations sans fin. Elle a droit à notre respect, à notre soutien politique et moral, et à notre solidarité. Ce qui est infiniment plus constructif.
Avec l’aide de ses alliés, elle a résisté, militairement et moralement, elle a imposé le respect de son calendrier constitutionnel (ce qui constitue en soi un succès politique), elle impose le respect tout court, et dans leur for intérieur beaucoup de chefs d’Etat envient sûrement leur collègue syrien. D’ailleurs, à Damas – cet état d’esprit est assez nouveau – on laisse transparaître un certain optimisme, conformé sûrement sur la fierté de tenir tête à l’adversité et aux adversaires. D’autant plus qu’ici et là dans le vaste monde, de nombreux indices tendent à démontrer que l’on prend conscience du bien-fondé de la posture confiante et plus volontariste que jamais qu’adoptent les dirigeants syriens, malgré la lourdeur du fardeau et des entraves qu’impose le satané Axe du Bien.
Ces constats de renouveau ne valent-ils pas toutes les palabres du monde et tous les ergotages intellectuels des pisse-vinaigre ? Malheureusement, dans la France officielle, marginalisée, invisible et inaudible, le temps s’est arrêté : c’est le couvre-feu pour nos Lumières, la mise au pas de tout ce qui bouge et marche. Tout se passe comme si la déraison du Covid avait eu raison de tout… rationalisme. La couverture et le traitement de la question syrienne font largement les frais de ce gel des intelligences et des consciences.
En conséquence, on s’en tient en Occident, en France tout spécialement, à l’approche habituelle que l’on a des conflits et des crises : sous nos latitudes, on adore traiter au cas par cas et l’on répugne à adopter une approche globale : prière de «ne pas tout mélanger», injonction qui constitue l’une des armes absolues des chevaliers de la doxa et des chiens de garde de l’omerta, face aux contestataires. Il en va ainsi dans le conflit syrien, qui est tout sauf une tragédie isolée, un exemple de complexité non soluble dans la simplicité d’esprit.
Lorsque d’aventure on se trouve confronté à ces preux défenseurs de l’orthodoxie faussement naïve, le «débat» prend vite un tour surréaliste. Le substrat géopolitique ? Connais pas. Les visées hégémonistes ? Zappées. Les arrière-pensées, les ingérences systématiques ? Oubliées. Les plans de déstabilisation, de partition, de casse ? Des inventions de «complotistes», l’accusation tenue pour une autre arme absolue, qui est censée anéantir l’adversaire impudent.
Il faut donc à tout prix ignorer le contexte régional et mondial qui dérange, éviter soigneusement toute vision d’ensemble. Toute question doit faire l’objet d’un traitement séparé (c’est le cas pour le Liban) à moins que l’on ne préfère l’ignorer complètement (comme on le fait souvent pour l’atroce guerre de Syrie, depuis que celle-ci a été plus ou moins gagnée militairement parlant par Damas et ses alliés).
L’Occident est encore et toujours seul au monde. Il est le monde à lui seul. Comment pourrait-il imaginer, même dans le pire des cauchemars, que de plus en plus nombreux sont ceux qui à travers la planète (90% de l’humanité) disent tout bas (ou tout haut) qu’il n’est pas seulement seul, mais qu’il est nu.
Bien évidemment, dans le maelstrom des événements actuels, on ne saurait comprendre et analyser (en creux et en relief) les multiples conflits sans les resituer dans leur cadre géopolitique global.
La guerre de Syrie, qui en est à sa onzième année, n’est pas une guerre «civile» entre deux Syries, ni même une simple guerre contre le terrorisme, celui-ci n’étant que l’un des aspects ou instruments du conflit. C’est «une guerre sans frontières», donc une guerre globale et mondiale, dans laquelle se sont impliqués environ 120 Etats membres des Nations Unies (les fameux «amis du peuple syrien»), et où ont été engagés près de 400 000 combattants djihadistes étrangers issus d’une centaine de pays et des cinq continents. Cette guerre multiforme met aux prises deux camps qui défendent deux conceptions opposées de l’ordre mondial :
Le camp occidental, soutenu par Israël et les forces islamistes, lutte pour la sauvegarde de son hégémonie unipolaire tandis que le bloc eurasien à direction russo-chinoise, auquel s’est rallié l’Iran, soutient fermement la Syrie, et combat pour un monde bipolaire ou multipolaire respectueux des souverainetés et des indépendances.
En conséquence, la guerre de Syrie (l’auteur de ces lignes préfère dire «les guerres de Syrie») doit être considérée, non seulement dans son cadre proche-oriental, mais aussi dans son contexte arabe et musulman, et bien sûr en fonction des réalités et choix géopolitiques.
Il est évident que la politique des pays de la région, avec leurs objectifs, leurs diplomaties, leurs manigances, leurs craintes devant la tournure des événements, pèse lourdement sur l’évolution de la Syrie.
Mais il est non moins évident que l’avenir de la Syrie devra s’articuler de facto avec le devenir de ces multiples belligérants et acteurs, en fonction notamment de leurs alliances, de leurs choix stratégiques, de leurs ambitions et perspectives.
Tout traitement de la question syrienne doit donc prendre en compte les faits et gestes de la Turquie, du Liban, du Yémen, de l’Irak, de l’Arabie saoudite, d’Israël, mais aussi du «camp atlantique» et du «bloc eurasien» dans le décor global de la mutation géopolitique en cours : que cela plaise ou non aux partisans des idées simples dans l’Orient compliqué, dans la conjoncture la plus complexe et la plus décisive qui soit. Il en va du réalisme de l’approche requise pour tenter de percer les mystères de l’avenir. Quant au choix entre pessimisme ou optimisme, il dépend avant tout de l’idée que l’on se fait du destin de la domination occidentale : assurée à jamais ou déjà en agonie…
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