Les dernières révélations sur l'espionnage de dirigeants européens par la NSA sont-elles réellement une surprise ? Alors qu'Emmanuel Macron et d'anciens responsables européens semblent tomber de leur chaise, Pierre Levy leur rafraîchit la mémoire.
Quelle horreur ! Emmanuel Macron n’en est pas encore revenu, et a fait connaître sa colère : durant des années, la NSA américaine a fait espionner personnellement des dirigeants européens, dont sa bonne amie Angela. Et cela se passait sous Barack Obama – sous Donald Trump, que n'aurait-on entendu de la part des dirigeants de l’UE ? – le vice-président de l’époque étant un certain Joseph Biden.
L’information n’est pas une surprise, puisqu’elle fut révélée en 2013 par le lanceur d’alerte Edward Snowden. A noter que ce dernier, qui n’avait fait que dévoiler une vérité désormais incontestée, ne peut toujours pas rentrer dans son pays. Réfugié en Russie, les Vingt-sept semblent d’ailleurs n’avoir pas pensé à lui proposer l’asile. Tout le monde n’a pas la chance d’être biélorusse.
L’information nouvelle est à chercher du côté des complices. Il s’avère que les services danois – dont un tout récent rapport interne a fuité – ont donné un coup de main à l’Oncle Sam. Le président français s’en est étranglé d’indignation : le Danemark, un membre de l’UE, c’est totalement inacceptable ! Car pour l’hôte de l’Elysée, une telle trahison au sein de la douce «communauté de destin», ça ne se fait pas. D’autant que, c’est bien connu, les services européens n’agissent que suivant les règles, la bienséance, n’opèrent jamais de coups tordus, et ne cherchent jamais à savoir ce que pensent ou préparent les amis…
Pourtant, l’étonnement macronien aurait dû être tempéré par quelques petits souvenirs. Ainsi, c’est un Danois qui était à cette époque secrétaire général de l’OTAN (2009-2014). Anders Fogh Rasmussen n’avait pas hérité de cette responsabilité par hasard. Premier ministre à Copenhague de 2001 à 2009, il s’était forgé une réputation d’atlantiste parmi les plus ultras.
Ainsi, c’est sous la présidence danoise, en 2002, que le Conseil européen entérinait l’élargissement de l’UE (qui sera effectif en 2004) à dix nouveaux pays, essentiellement d’Europe centrale et soutiens inconditionnels de Washington. Surtout, un an plus tard, M. Rasmussen fut l’un des dirigeants européens les plus déterminés à soutenir la guerre déclenchée par George Bush en Irak, mettant fin à un siècle de non-engagement militaire danois. Les soldats du royaume ont également été les plus nombreux sur le terrain afghan, proportionnellement à la population. Au point qu’une première candidature de M. Rasmussen à la tête de l’Alliance atlantique fut bloquée par Jacques Chirac, qui le trouvait décidément trop aligné sur Washington.
Pour l’heure, l’homme n’a pas commenté les révélations récentes sur l’implication du pays qu’il dirigea pendant neuf ans. Il est vrai qu’embauché en 2015 par la banque Goldmann Sachs, il a désormais d’autres chats à fouetter.
Ce qui n’est pas le cas de sa compatriote Margrethe Vestager. Actuellement vice-présidente (libérale) de la Commission européenne (notamment chargée du numérique, détail savoureux), celle-ci a immédiatement tenu à affirmer qu’elle ne portait aucune responsabilité dans cette sombre affaire. Si elle a apporté cette précision, c’est qu’elle était à l’époque vice-Premier ministre du gouvernement danois et ministre de l’Intérieur. «Je n’avais aucune prérogative sur les services», a-t-elle communiqué.
Ce faisant, elle renvoyait la balle au chef du gouvernement de l’époque, la social-démocrate Helle Thorning-Schmidt. Celle-ci n’a, à ce jour, pas commenté l’affaire. Comme M. Rasmussen, elle vogue désormais sur d’autres eaux puisqu’elle est membre du Conseil de surveillance de Facebook. Une PME au-dessus de tout soupçon en matière de traitement de l'information.
En tout cas, on l’a échappé belle. Si le coup de main donné à l’Oncle Sam n’avait pas été fourni par le Danemark mais par le Royaume-Uni (les deux pays sont historiquement, culturellement et politiquement proches), on imagine avec effroi les diatribes anti-britanniques qui se seraient à nouveau abattues sur la perfide Albion, déjà impardonnable d’avoir recouvré sa liberté en rompant le carcan bruxellois.
Et si demain on apprenait que les agents de Sa gracieuse Majesté étaient finalement dans le coup (ce qui n’aurait rien d’invraisemblable), le maître de l’Elysée serait capable de faire à nouveau cingler les navires français vers les côtes anglaises, deux siècles après son illustre prédécesseur. Pour l’heure, il se contente en substance d’un shakespearien «il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark» (Hamlet, I, 4).
De fait, entre la vice-présidente de la Commission, ancien vice-premier ministre du Danemark, et l’ex-vice-président américain (invité ce mois-ci à Bruxelles par l’OTAN et l’UE), qui plaident non coupables, c’est décidément l’hommage des vices à la vertu.