Un monde de plus en plus multipolaire signifie que l’influence de Washington sur le continent va diminuer à mesure que d’autres partenaires stratégiques émergeront, notamment la Russie et la Chine, estime Westen K. Shilaho.
Justified Accord 2024, le plus grand exercice du Commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM) en Afrique de l’Est, s’est tenu du 26 février au 7 mars, organisé par le Kenya, Djibouti et le Rwanda. Les exercices militaires conjoints Afrique-États-Unis existent depuis de nombreuses années et sont considérés comme cruciaux pour la sécurité et la stabilité du continent. Ils sont également perçus comme faisant partie intégrante de la lutte contre le terrorisme entre autres crimes transnationaux en Afrique et au-delà.
Au moyen de ces exercices, les États-Unis cherchent à renforcer la capacité des armées africaines. Le terrorisme et les autres formes d’extrémisme sont au nombre des sujets à traiter au niveau mondial depuis des décennies et ont attiré une attention sans précédent après le 11 septembre. L’extrémisme violent et la lutte contre le terrorisme étaient considérés comme le principal problème de sécurité nationale sous George W. Bush et Barack Obama, et ce fut également un sujet de préoccupation pour l’administration Clinton.
L'influence de Moscou et Pékin en Afrique inquiète Washington
Cependant, la présence militaire des États-Unis en Afrique est motivée par ses objectifs de sécurité nationale et par ses intérêts géopolitiques. La sécurité de l’Afrique fait partie des intérêts sécuritaires plus larges des États-Unis à travers le monde. Le rôle accru de la Russie dans le système de sécurité de l’Afrique, en particulier dans la sous-région de l’Afrique de l’Ouest, en République centrafricaine, en Libye et au Sahel, a mis les États-Unis sur des charbons ardents. De plus, la présence chinoise en Afrique, principalement dans le domaine du développement des infrastructures et de la sécurité, a également attiré l’attention de Washington et a renforcé l’importance du partenariat militaire entre l’Afrique et les États-Unis.
Dans son témoignage devant la Commission des forces armées du Sénat le 7 mars 2024, le chef de l’USAFRICOM, le général Michael Langley, s’est dit préoccupé par l’influence croissante de la Russie et de la Chine en Afrique. « L’histoire récente montre que Moscou et Pékin se précipitent pour combler le vide lorsque l’engagement américain diminue ou disparaît, et nous ne pouvons pas le permettre en Afrique de l’Ouest », a-t-il déclaré. Par conséquent, il est clair qu’une partie de la mission de l’AFRICOM est de conjurer l’empiètement russe et chinois en Afrique.
Depuis l’effondrement du monde bipolaire, les États-Unis ont joui d’une domination idéologique quasi inattaquable en Afrique et d’un rôle disproportionné dans la sécurité de l’Afrique. Cependant, dans la même période, la Chine a gagné du terrain comme un acteur mondial redoutable. La Russie a également manifesté un intérêt accru pour la sécurité de l’Afrique.
Washington, entre paternalisme et partenariat
Pour y faire face, les États-Unis ont tenté de redéfinir leurs relations avec l’Afrique, passant du paternalisme au partenariat, et mettent l’Afrique constamment en garde contre la Russie et la Chine. Les États-Unis affirment être motivés, contrairement à la Chine et à la Russie, par le bien-être de l’Afrique, investissant dans des institutions civiles et de défense. Ironiquement, les États-Unis affirment également défendre la souveraineté de l’Afrique, contrairement à la Chine, qui accorderait des prêts prédateurs aux pays africains appauvris et exploiterait leurs ressources naturelles en échange. De même, les États-Unis, qui accusent la Russie de faire commerce des ressources naturelles de l’Afrique sous prétexte d’y assurer la sécurité, ne mentionnent pas que les relations de l’Afrique avec les États-Unis et l’Occident en général sont tout aussi problématiques. La lutte pour les ressources naturelles de l’Afrique et l’évidement en conséquence de sa souveraineté est un plan occidental formalisé à la Conférence de Berlin.
Le général Langley, dans son discours devant la Commission des forces armées du Sénat, a dressé une dichotomie entre les États-Unis et ses rivaux. « Les entreprises chinoises et russes ont utilisé des tactiques prédatrices pour empêtrer les États africains dans la dette et des contrats miniers qui laissent les populations locales sur le carreau. L’Amérique offre une alternative. L’appui diplomatique, le soutien au développement et à la défense des États-Unis ne font pas de leurs peuples et de leurs ressources naturelles des otages, nous n’imposons donc pas de choix moral à nos partenaires. Au lieu d’exiger des concessions financières et politiques, nous demandons la responsabilité sur les principes fondamentaux : le respect des droits de l’homme et l’État de droit », a-t-il affirmé.
Hypocrisies occidentales
Cette dichotomie est erronée. Les États-Unis invoquent à juste titre la primauté du droit. Mais depuis la période de la Guerre froide, Washington, par exemple, entretient des relations avec des autocrates en Afrique et soutient le renversement de dirigeants opposés à sa politique. Les États-Unis et leurs alliés occidentaux sont complices des atrocités commises à Gaza, ce qui rend caduc le rôle qu’ils se sont arrogé de gardiens des normes et du droit internationaux.
Les exercices militaires conjoints Afrique-États-Unis en Afrique de l’Est se déroulent en deux phases. La première, « Justified Accord », comprend la formation en médecine, en communication ou en logistique. La deuxième, « Cutlass Express exercises », vise à assurer la sécurité maritime et à renforcer la sécurité nationale et régionale en Afrique de l’Est.
La première phase est organisée par les Forces de défense kényanes et se déroule généralement à partir de la base militaire britannique de Nanyuki, au Kenya. Il convient de rappeler que les soldats britanniques de cette base ont été impliqués depuis des années dans des atrocités telles que des meurtres dans les localités avoisinantes.
En Afrique de l’Est, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (USAFRICOM) s’enorgueillit de son « engagement profond pour le maintien de la paix, la gestion de crise et la promotion de partenariats durables avec les forces militaires dans la région ». Un millier de militaires de plus de 20 pays d’Afrique de l’Est participent à ces exercices d’entraînement conjoints qui les préparent aux missions mandatées par l’Union Africaine et l’Organisation des Nations unies.
En général, entre 2 000 et 2 500 militaires et civils américains en rotation de court terme forment la Force opérationnelle interarmées combinée pour la Corne de l’Afrique (CJTF-HOA) qui couvre une vaste région comprenant l’espace terrestre et aérien de Djibouti, de l’Éthiopie, de l’Érythrée, du Kenya, des Seychelles, de la Somalie et du Soudan ainsi que les eaux côtières de la mer Rouge, du golfe d’Aden et l’océan Indien. Ce partenariat, dont les défis sont minimisés, est décrit en termes élogieux : « Grâce à l’entraînement conjoint et aux expériences partagées, les exercices développent une forte éthique professionnelle et renforcent les forces militaires partenaires, améliorant ainsi leur capacité à répondre effectivement aux crises et à contribuer à une paix durable en Afrique de l’Est ».
Préoccupés par leur sécurité nationale, les États-Unis surveillent « les zones non gouvernées » en Afrique qui sont ouvertes au crime transnational tel que le terrorisme ainsi que le trafic de drogues et de personnes. Les exploits et l’intérêt de l’armée américaine en Afrique sont calculés. Une Afrique instable serait un paradis pour le crime transnational qui pourrait facilement faire son chemin jusqu’aux côtes américaines. Ainsi, les États-Unis estiment que l’étendue des eaux non gouvernées du golfe de Guinée, du golfe d’Aden et de l’ouest de l’océan Indien est propice à la pêche illégale, aux trafics illicites et à la piraterie, ce qui justifie leur intérêt pour la sécurité maritime.
En outre, l’armée américaine forme les forces de sécurité africaines au contre-terrorisme et dans d’autres domaines de professionnalisation militaire, conseille pour les opérations de paix et surveille les efforts d’assistance humanitaire. L’armée américaine a travaillé avec la mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) pour apporter du matériel médical à Mogadiscio et de l’aide humanitaire à l’Éthiopie et au nord du Kenya. L’USAFRICOM travaille également avec le successeur de l’AMISOM, la mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS).
Le discours anti-terroriste cache des ambitions moins avouables
Cependant, le discours sur le contre-terrorisme ou la « guerre contre la terreur » passe généralement sous silence les questions liées à l’idéologie de la destinée manifeste, à la pauvreté, aux inégalités et à l’injustice aggravées par des institutions de gouvernance mondiale profondément faussées, par la prédation internationale institutionnalisée et par l’ingérence dans la souveraineté des États africains. En lieu et place s’impose une position profondément réductrice et faussée selon laquelle le terrorisme est une manifestation d’un choc des civilisations qui peut être résolue militairement.
Les pays africains sont institutionnellement faibles, accablés par la corruption et la mauvaise gouvernance. Ils manquent de commandement et de contrôle, ce qui les expose à la contrebande de drogues, de personnes et d’armes ainsi qu’au déversement des déchets dangereux. Il est à noter que ces défis ont une dimension historique et internationale. La persistance de modèles néocoloniaux dans un ordre international profondément inégalitaire a largement contribué à l’incapacité de l’Afrique à s’affirmer. L’Occident a sans états d’âme retraité des déchets dangereux en Afrique, comme au Kenya, qui ont été associés à une recrudescence des cancers.
Des accords militaires qui n'ont rien d'altruistes
Les pactes militaires Afrique-États-Unis ne sont pas altruistes. Ils sont conçus en fonctions de la politique extérieure et des intérêts stratégiques des États-Unis. Par conséquent, la présence de l’armée américaine en Afrique a suscité des réactions négatives. Ainsi, au Niger, les autorités militaires ont révoqué leur partenariat militaire de longue date avec les États-Unis et leur ont intimé l’ordre de fermer leurs deux bases militaires à Niamey. La base aérienne des États-Unis dans la ville nigérienne d’Agadez est l’une de leurs plus grandes bases de drones en Afrique pour le renseignement, la surveillance et la reconnaissance. Depuis cette base, les États-Unis mènent des attaques de drones dans le monde entier. L’Occident craint que l’effondrement de la coopération militaire entre les États-Unis et le Niger n’entraîne une résurgence du terrorisme au Sahel, étant donné que le Niger était un rempart contre l’extrémisme violent dans la région. Néanmoins, les États-Unis ont déclaré que les discussions avec le Niger sur le statut de leurs bases militaires étaient toujours en cours.
L’Occident redoute que l'Africa Corps russe, anciennement Wagner, ne devienne un acteur majeur dans la sécurité du Sahel, même si la question n’est pas de savoir qui a la capacité de renforcer les efforts nationaux visant à combattre le terrorisme au Sahel. C’est une guerre idéologique. Il en va également de la souveraineté. À la suite des coups d’État militaires au Burkina Faso, au Niger, en Guinée et au Mali, les autorités dans une volonté de s’affirmer ont fermé les bases françaises. Ces pays sont devenus impatients après des décennies de répression économique, politique, culturelle et militaire dans l’orbite exploitante de la Francophonie. Leur volontarisme vise à mettre fin aux relations paternalistes et néocoloniales avec la France, leur ancien colonisateur, ainsi qu’avec les autres puissances occidentales. Cependant, pour ne pas être laissés seuls, ils explorent et ont déjà noué d’autres relations économiques, politiques et militaires avec la Russie, la Chine, l’Iran et d’autres forces émergentes.
L'Afrique aussi vit le basculement multipolaire
Au Niger, la décision de rompre les liens militaires avec les États-Unis a été approuvée par les syndicats. Il en ressort que la société civile nigérienne est d’accord avec les autorités militaires sur la nécessité de libérer le Niger des partenariats condescendants et exploiteurs. Le grand soutien accordé aux prises de pouvoir militaires au Sahel et en Afrique de l’Ouest témoigne du rejet des gouvernements fantoches qui ne sont plus en prise avec la population.
Les régimes renversés étaient vus comme se pliant à des politiques étrangères bénéfiques aux acteurs étrangers, surtout pour la France, mais nuisibles au bien-être de la population. En raison de l’hostilité à l’égard des bases militaires occidentales, l’USAFRICOM a eu des difficultés à établir son quartier général en Afrique, et les pays africains se montrent réticents à l’héberger, de peur d’être perçus comme des laquais américains. Les exceptions sont les pays comme Djibouti où se trouvent plusieurs bases militaires étrangères d’acteurs mondiaux majeurs et le Kenya qui hébergent des forces britanniques et américaines. Le quartier général de l’USAFRICOM est situé à Stuttgart, en Allemagne, et il est peu probable qu’il soit déplacé en Afrique dans un avenir proche.
La présence de l’armée américaine en Afrique est justifiée par le fait que les armées africaines sont aussi faibles que l’État en Afrique. Elles manquent de commandement, de contrôle, d’entraînement, d’équipement et de capacités logistiques pour revendiquer leur souveraineté. Qui plus est, elles n’ont que peu ou pas de capacité à assurer la sécurité de leurs peuples et à participer efficacement dans les opérations de maintien de la paix dans les régions troublées de l’Afrique sans assistance extérieure. Toutefois, dans un monde de plus en plus multipolaire qui offre à l’Afrique des alternatives en termes de partenaires stratégiques, l’influence des pactes militaires entre l’Afrique et les États-Unis risque de s’affaiblir à mesure que la Chine, la Russie et d’autres pays émergents prennent de l’importance.
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