L’Etat français aurait eu connaissance d’un accord passé entre le cimentier Lafarge et Daesh
Selon Libération, une note de la DGSE à l'été 2014 affirme que Daesh venait d'autoriser le cimentier «à reprendre les activités commerciales» dans le nord du pays, à la suite d'un accord sur «un prix fixe et une variable à la tonne transportée».
Les hautes instances françaises étaient-elles au courant de l'existence d'un accord entre l'entreprise Lafarge et le groupe terroriste Daesh pour l'exploitation d'une usine du cimentier en Syrie ? C'est ce qu'a affirmé le 13 juillet le quotidien Libération, alors que la Cour de cassation doit se prononcer le 15 juillet sur l'annulation de la mise en examen de Lafarge pour «complicité de crimes contre l'humanité».
Une note de la Direction générale de la sécurité extérieure datée du 26 août 2014 révèlerait que Daesh venait d'autoriser l'entreprise «à reprendre les activités commerciales et donc [à] transiter sur les routes du nord de la Syrie entre Membij, Aïn Issa, Raqqah, Deir ez Zor et Qamishli». «Derrière cette autorisation il y a un agreement [accord]» qui «consiste bien entendu à fixer un prix fixe et une variable à la tonne transportée», aurait alors expliqué la DGSE.
Le 19 septembre 2014, le groupe terroriste prend finalement le contrôle de l'usine de Jalabiya, dans le nord-est du pays. L'ancien ambassadeur de France pour la Syrie, Franck Gellet, aurait contacté le jour même le cabinet de l'ancien ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius pour demander la protection de l'usine contre d'éventuels bombardements américains.
Le diplomate, aujourd'hui en poste au Qatar, estimerait dans son message dévoilé par Libération qu'il faudrait «protéger cet investissement français […] pour le cas où, Daesh en faisant une possible source de lucre, les Américains envisageraient un jour de le bombarder». Transmise au ministère de la Défense, l'information aurait été partagée avec les services américains. Franck Gellet aurait ainsi été informé quelques jours plus tard par l'ambassade française aux Etats-Unis que l’usine de Lafarge était «désormais sur la liste appropriée».
Lafarge sait, par le réseau des distributeurs, que Daesh a besoin de ciment pour Mossoul
Libération avait précédemment obtenu un document datant de fin 2014 dans lequel la direction du renseignement militaire dressait les lignes de l'accord : «65 000 tonnes ont déjà été accaparées par Daesh pour une valeur estimée à 6,5 millions USD [dollars]», et un «reliquat de 50 000 tonnes fait/fera l'objet d'un "contrat" […] pour une valeur estimée à 5 millions USD». «On comprend que le démantèlement de l'usine Lafarge en Syrie se poursuit au bénéfice financier à la fois de Daesh et des hommes d’affaires impliqués», soulignerait la note.
Le 27 janvier 2015, Franck Gellet aurait de nouveau contacté par mail le cabinet de Laurent Fabius, pour le même motif : «Lafarge sait, par le réseau des distributeurs, que Daesh a besoin de ciment pour Mossoul [...] Il ne faudrait pas que cela conduise les Américains à frapper l'usine dans le cadre de la lutte contre les sources de financement de Daesh», aurait écrit l'ambassadeur pour la Syrie.
Près de 13 millions d'euros à des groupes terroristes ?
Auditionné comme témoin dans le cadre des poursuites ouvertes en juin 2017 contre le cimentier, Laurent Fabius (aujourd'hui président du Conseil constitutionnel) avait assuré le 20 juillet 2018 n'avoir été au courant de rien : «Je n'ai jamais été saisi d'une question concernant Lafarge, je suis catégorique», avait-il dit aux enquêteurs.
Egalement entendu comme témoin, le diplomate Franck Gellet avait affirmé le 5 novembre 2018 qu'il ne savait rien à propos d'un accord entre Lafarge et l'organisation terroriste. Libération le dit pourtant en «contact étroit avec Jean-Claude Veillard» à l'époque. Ce dernier, ancien directeur Sûreté de Lafarge, est également mis en examen par la justice française, avec l'un des ex-directeurs de la filiale syrienne, Frédéric Jolibois.
Poursuivi pour «financement d'une entreprise terroriste», «mise en danger de la vie d'autrui» et «violation d'un embargo», Lafarge SA est soupçonné d'avoir versé entre 2013 et 2014, via sa filiale Lafarge Cement Syria (LCS), près de 13 millions d'euros à des groupes terroristes, dont Daesh, afin de maintenir l'activité de son usine en Syrie malgré la guerre. L'entreprise est également suspectée de leur avoir vendu du ciment et d'avoir payé des intermédiaires pour s'approvisionner en matières premières auprès des djihadistes. Un rapport interne commandé par LafargeHolcim, né de la fusion en 2015 du français Lafarge et du suisse Holcim, avait mis en lumière des remises de fonds de LCS à des intermédiaires pour négocier avec des «groupes armés».
Lafarge conteste de son côté toute responsabilité dans la destination de ces versements à des organisations terroristes. La Cour de cassation doit se réunir le 15 juillet pour rendre sa décision sur l'annulation en novembre 2019 par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris de la mise en examen du groupe pour «complicité de crimes contre l'humanité». Le pourvoi a été déposé par un collectif rassemblant l'ONG Sherpa, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme (ECCHR) et onze anciens salariés de Lafarge Cement Syria.
Lors de l'audience le 8 juin devant la chambre criminelle de la Cour de cassation, l'avocat général avait préconisé le rejet du pourvoi des ONG et des parties civiles. Comme la chambre de l'instruction, il avait souligné que l'utilisation des sommes versées à Daesh, qui aurait pu constituer l'élément matériel de la complicité, «demeurait indéterminée». Toutefois, il avait estimé que la société «ne pouvait ignorer le caractère terroriste des organisations bénéficiaires des versements», proposant aussi le rejet du pourvoi de Lafarge SA contre sa mise en examen pour «financement d'une entreprise terroriste».