«Une mer de déchets» : le scandale d'une immense décharge illégale en banlieue de Paris (REPORTAGE)
En banlieue ouest de Paris, un océan de déchets illégal de 40 hectares a envahi la nature. Face aux riverains qui blâment les pouvoirs publics, un maire se défend et un élu dénonce un trafic de déchets qui n'intéresse pas beaucoup la justice.
A Carrières-sous-Poissy, à 30 kilomètres à l'ouest de Paris, dans les anciens vergers de Paris devenus des prairies, l'ambiance est bucolique. Pourtant, si des lapins s'ébattent dans la verdure d'un côté de la route, de l'autre, c’est l’apocalypse. Une gigantesque mer de déchets s'étale à perte de vue : gravats, baignoires en morceaux, sacs de chantiers et plaques d’amiante... 70 sites de dépôts sauvages sont répartis sur 40 hectares souillés, sur les 330 de ces anciens terrains agricoles. Une véritable vision d'horreur.
On ne peut pas dire que les élus protègent notre territoire
«Voilà la décharge publique !», dénonce Thierry Dornberger, président de l’association «Bien vivre à Carrières», en sillonnant avec les caméras de RT France la zone sinistrée. Alban Bernard, un autre habitant, se mobilise depuis janvier 2018 avec la plateforme «Déchargeons la plaine» pour que la «mer» soit nettoyée.
«On vote pour des élus pour qu’ils fassent leur travail», estime Thierry Dornberger. «Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’ils protègent notre territoire !», se désole-t-il, les pieds dans les déchets. En effet, la zone, à cheval sur trois communes, est toujours ouverte du côté de la ville de Triel-sur-Seine, à cause d’un dernier camp de Roms qui sera démantelé en juin ou juillet prochain. Sur place, des enfants jouent au ballon dans une enclave où se dressent des caravanes, derrière un parking improvisé jonché de voitures démembrées. Un barrage improvisé a été placé par la communauté Rom, comme pour contrôler les entrées.
Aujourd’hui les dépôts se font toujours, mais en quantité très limitée. A l'été 2017, plus de 20 camions par jour y déversaient leur chargement en toute illégalité. Sur place, des documents d’entreprise sont éparpillés sur le sol. Lorsque ces sociétés sont contactées, elles expliquent avoir fait appel à une entreprise du bâtiment pour des travaux et qu’elles imaginaient que leurs gravats seraient menés à la déchetterie. Le conseiller municipal d'opposition Anthony Effroy a porté plainte contre X le 17 avril notamment pour mise en danger de la vie d'autrui, de manière à ce que cette démarche pénale soit suivie d’une procédure judiciaire.
Mobilisation de citoyens contre les pouvoirs publics
L'affaire a commencé à prendre de l'ampleur en janvier 2008 lorsqu'Alban Bernard, en promenade avec son chien en janvier 2018, tombe sur cette mer de déchets et décide de mobiliser les habitants. Leur rassemblement attire l'attention de nombreux médias qui commencent à dénoncer cette incompréhensible mer de déchets. Une pétition adressée au ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot a recueilli près de 3000 signatures, un record à ce niveau local. Les riverains interpellent les pouvoirs politiques.
Comment en est-on arrivé à ce désastre écologique ? La mise en déchetterie est payante pour les entreprises : la tentation est donc grande pour les sociétés du bâtiment indélicates de s’en débarrasser en pleine nature, à l’abri des regards. Ces terrains, appartenant en majorité à la commune de Carrières-sous-Poissy, sont en effet à l'abandon car ils ont été déclarés impropres à l’agriculture le 31 mars 2000. Ces anciennes terres cultivables ont été arrosées pendant des décennies par l’eau des égouts de Paris, et les sols sont désormais gorgés de plomb, notamment.
Ces terres ont été investies par des Roms qui y ont établi leurs campements en 2007. Quelques dépôts d'ordures sauvages apparaissent déjà à l’époque, mais de manière sporadique. Puis, durant les deux dernières années, les dépôts de déchets, en majorité de chantiers, se sont intensifiés, notamment avec le concours des Roms, qui monnaient leurs services aux entreprises pour les débarrasser de leurs déchets en toute discrétion. Mais depuis, les dépôts ne se sont pas arrêtés.
Le maire estime que tout a été fait dans les règles
Qui pourra répondre de cette petite catastrophe locale ? RT France est allé à la rencontre de Christophe Delrieu, maire de Carrières-sous-Poissy. L'élu, ciblé par quelques critiques, se défend pourtant de tout abandon ou laxisme. Il a même une hypothèse pour évoquer le récent emballement citoyen pour la plaine : selon lui, avant le départ des Roms, qu'il a orchestré, aucun riverain ne s’aventurait sur ces terrains car ils étaient occupés. En ce qui le concerne, il explique se préoccuper du problème depuis 2015, ayant accompli les démarches pour obtenir le démantèlement des camps. «Je suis le seul maire depuis dix ans depuis que ces campements illicites existent, qui ait pris un arrêté municipal faisant en sorte que ces campements soient démantelés et qu’ils soient fermés : on a sécurisé 90% du territoire», explique-t-il. Pour lui, ce temps administratif nécessaire pour toutes ces démarches est obligatoirement long.
Je suis le seul maire depuis dix ans qui ait fait en sorte que ces campements soient démantelés
Il explique avoir fait le nécessaire pour bloquer les accès au site bien que cette mesure se soit révélée peu efficace. Christophe Delrieu tient aussi à relativiser les pouvoirs dont il dispose pour gérer la situation : «Il y a eu des terrains labourés, la mise en place de plots bétons, le passage de la police à fréquence régulière.» «Il y a déjà une action spécifique» martèle-t-il, en notant qu’il n’est pas tenu d’intervenir sur ces terrains, qui sont en majorité privés.
Ces explications peinent à convaincre les riverains. Pour Thierry Dornberger, les mesures prises jusqu’ici sont des «mesurettes» ou sont en tout cas peu adaptées au vu de l’activité des camions à la fin de l’été. Le préfet des Yvelines est également en ligne de mire, taxé d'immobilisme par les riverains, accusé de ne pas avoir tenté d'enrayer ce trafic mené par des délinquants.
A qui profite le crime ?
Selon Christophe Delrieu qui dispose d’éléments recueillis par la police, les Roms seraient responsables d’une partie importante du trafic. Mais une enquête a permis récemment de confondre deux entreprises de BTP, qui n'ont rien à voir avec ces communautés, pour dépôts sauvages. «On a la certitude que c’est un trafic», assure Anthony Effroy. «Les investigations qu’on a pu mener de notre côté nous renvoient à des entreprises aux chiffres d’affaires extrêmement importants, de l’ordre de 11 millions d’euros», précise-t-il. Selon lui, comble du cynisme, les sociétés en question ont même reçu des certifications écologiques. Il appelle à ce que «les autorités judiciaires démantèlent ce réseau».
On a la certitude que c’est un trafic
Pour l’heure, les habitants demandent une accélération du calendrier. Il souhaitent que le site soit sécurisé en totalité et nettoyé au plus vite. Ils demandent aussi des comptes sur les relevés de pollution réelle qui leur seraient, selon eux, inaccessibles. Or, ces données manquantes ne leur permettent pas de proposer des projets adaptés pour l’avenir de la plaine.
Le maire de Carrières, quant à lui, a lancé un projet au cœur de la plaine où pousse du miscanthus, une plante dépolluante aux nombreuses applications éco-industrielles mais dont le rendement n'est pas encore optimal sur le terrain dédié. Il fait actuellement du lobbying auprès d’autres responsables politiques pour rendre les décharges gratuites par le biais de la création d'une écotaxe sur les matériaux du bâtiment. Ainsi, les coupables de dépôt sauvages n’auraient aucune raison de les déposer ni à Carrières-sous-Poissy, ni dans aucune autre zone naturelle en France.